Plein Droit n° 12, novembre
1990
« Le droit de vivre en
famille »
La Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme
conclue sous l'égide du Conseil de l'Europe stipule, dans son
article 8, que « toute personne a droit au respect
de sa vie privée et familiale ». Cette disposition
s'applique à l'ensemble des individus résidant sur le
territoire d'un des États signataires, qu'ils soient ou non nationaux
de cet État. Si elle ne garantit pas de façon absolue
aux étrangers le droit au regroupement familial, non plus que
le droit de ne pas être expulsé, elle leur apporte néanmoins
une certaine protection dans ces deux domaines.
Voir aussi l'encadré « Le
droit au regroupement familial
dans la Charte sociale européenne »
Il existe en la matière une jurisprudence relativement abondante
de la Commission et de la Cour européennes des droits de l'homme,
qui ont été saisies à de nombreuses reprises de
requêtes individuelles fondées sur la violation de l'article 8
de la Convention [1], y compris,
récemment, de requêtes mettant en cause la France. Cette
jurisprudence est d'autant plus importante à connaître
que le juge national doit lui-même appliquer les dispositions
de la Convention dans le contrôle qu'il exerce sur les décisions
de l'administration, en tenant compte de l'interprétation qu'en
ont donnée la Commission et la Cour.
La violation du droit au respect de la vie familiale peut résulter
soit des entraves mises au regroupement familial, soit d'une mesure
d'éloignement du territoire visant une personne installée
dans un pays avec sa famille. Pour qu'il y ait violation de l'article 8,
il faut cependant qu'un certain nombre de conditions soient réunies.
En premier lieu, il faut établir que les liens entre la personne
concernée par le refus d'entrée ou la mesure d'éloignement
et les membres de la famille existent toujours, et qu'ils sont suffisamment
étroits et fermes pour constituer une « vie familiale ».
La question peut se poser dans le cas des familles naturelles ou en
cas de divorce. Si, pour les instances de Strasbourg, les relations
entre un père et ses enfants sont toujours couvertes par le concept
de vie familiale, il n'en va de même des relations d'un couple
hors mariage que si ces relations ont une stabilité suffisante.
On notera toutefois que sur ce point la jurisprudence européenne
est en avance sur la législation française qui ne reconnaît
pas les couples non mariés, qu'il s'agisse du regroupement familial
ou de la protection accordée contre l'expulsion ou la reconduite
à la frontière par l'article 25 de l'ordonnance de
1945.
La Cour a également admis que le divorce ne mettait pas fin
à la vie familiale entre les enfants et le père ou la
mère qui n'en a pas la garde, les parents conservant le droit
de voir leur enfant. À titre d'exemple, on peut citer l'arrêt
Berrehab du 21 juillet 1988, dans laquelle la Cour a reconnu le
bien fondé de la requête d'un ressortissant marocain à
la suite d'un refus de séjour qui lui avait été
opposé par les Pays-Bas. Ce dernier, admis dans ce pays, s'y
était marié puis avait divorcé, perdant par là-même,
en application de la réglementation néerlandaise, ses
droits à une carte stable. Entre-temps était née
une petite fille. Pour les Pays-Bas, il n'y avait pas d'atteinte à
la vie familiale puisque le divorce avait toujours empêché
le père d'habiter avec sa fille ; mais la Cour a condamné
cette analyse, estimant que les fréquentes visites d'un père
divorcé à sa fille constituaient bien une vie familiale
protégée par l'article 8.
La conception de la famille reste néanmoins restrictive par
d'autres aspects : ni les relations entre frères et surs
adultes, ni les relations entre parents âgés et enfants
adultes ne bénéficient de la protection accordée
par l'article 8, les rapports affectifs ne suffisant pas à
établir l'existence d'un lien familial s'ils ne s'accompagnent
pas d'un lien de dépendance, physique ou financière, ou
de la cohabitation. En ce qui concerne les relations homosexuelles,
la question n'a pas encore été tranchée clairement :
dans une affaire où la question avait été soulevée
devant la Commission, la requête a certes été jugée
irrecevable, mais parce qu'il n'était pas établi que le
couple ne pouvait pas s'installer ailleurs (voir ci-dessous).
En second lieu, le refus de laisser accéder un étranger
dans le pays où sa famille est installée ne sera pas considéré
comme portant atteinte à sa vie familiale si aucun obstacle (juridique,
culturel ou professionnel) n'empêche son conjoint de le rejoindre
et de s'installer avec lui dans son pays d'origine ou dans un autre
pays. Aux yeux de la Commission, en effet, l'article 8 de la Convention
n'oblige pas l'État contractant à respecter le choix de
la résidence d'un couple marié. On voit comment le droit
au regroupement familial entre ici directement en conflit avec le droit
qu'ont les États de limiter l'entrée des étrangers
sur leur territoire.
À supposer, au demeurant, que soit établie l'existence
d'obstacles empêchant de continuer cette vie familiale dans un
autre pays, il n'y aura pas violation de l'article 8 s'il apparaît
que l'étranger, bien qu'ayant fait l'objet d'un refus d'entrée
dans un pays, a pu néanmoins faire des visites régulières
aux membres proches de sa famille qui y sont installés.
Mais la situation est différente et la présomption inverse
lorsque la famille vit réunie depuis quelque temps dans un État :
le fait d'expulser ou de refouler l'un des membres de la famille porte
atteinte au droit au respect de la vie familiale. Il y a donc a priori
violation de l'article 8, à moins que cette atteinte ne
puisse se justifier par la poursuite d'un but légitime.
En effet et c'est le troisième point sur lequel
il convient d'insister l'ingérence de l'État
dans le droit au respect de la vie familiale n'est pas considérée
comme une violation de l'article 8 de la Convention lorsqu'elle
repose sur des motifs légitimes. C'est le cas lorsque l'expulsion
d'un étranger est motivée par un comportement délictuel
et apparaît comme nécessaire pour la prévention
des infractions pénales et la défense de l'ordre public,
mais aussi lorsqu'elle est motivée par la nécessité
de protéger le marché du travail et de faire respecter
les lois sur l'immigration.
Mais même dans cette hypothèse, la Commission et la Cour
vérifient que la mesure envisagée est proportionnée
au but légitime poursuivi, en tenant compte de la gravité
de l'infraction commise d'un côté, de l'intérêt
des enfants de l'autre, notamment lorsqu'il s'agit de jeunes enfants.
Deux décisions récentes concernant des expulsions illustrent
ces principes.
La première requête, déposée par un Marocain
contre l'État belge (requête n° 12313/86) a été
déclarée recevable par la Commission, qui a par conséquent
reconnu que l'article 8 avait été violé. La
Commission s'est attachée, dans un premier temps, à déterminer
s'il existait une vie familiale réelle et effective entre le
jeune Marocain expulsé et ses parents : elle a estimé
que le fait de ne pas avoir toujours vécu avec eux n'entraînait
pas pour autant la fin des relations familiales. Elle s'est ensuite
interrogée sur la proportionnalité entre l'atteinte portée
au droit de vivre en famille et le but légitime poursuivi, c'est-à-dire
les considérations d'ordre public, pour finalement décider
qu'une mesure d'éloignement vers le pays d'origine était
constitutive d'une situation tellement rigoureuse que seules des circonstances
exceptionnelles pouvaient la justifier et la faire considérer
comme proportionnée au but poursuivi.
Dans une seconde requête (requête 13446/87, M. Djeroud
c/ France), la Commission a relevé le même déséquilibre
entre les intérêts en jeu pour conclure à la recevabilité
de la demande.
Ces deux décisions sont particulièrement intéressantes
puisqu'elles reviennent à reconnaître la protection due
aux jeunes de la « deuxième génération »
ou arrivés très tôt dans le pays d'accueil. On peut
s'interroger à cet égard sur la conformité à
la Convention européenne de la législation française
qui prévoit l'interdiction définitive du territoire en
matière d'infraction à la législation sur les stupéfiants.
Les conséquences de cette peine complémentaire sont d'autant
plus graves qu'il est impossible d'en demander le relèvement,
et l'on peut sérieusement douter que toute infraction à
la législation sur les stupéfiants justifie l'impossibilité
de retrouver jamais une vie familiale normale.
Si, par conséquent, la Convention européenne, telle que
l'interprètent la Commission et la Cour, ne garantit pas le droit
absolu d'entrer ou de rester dans un pays, même lorsque ce droit
est la condition de la poursuite de la vie familiale, elle limite néanmoins
sérieusement les prérogatives des États, dont les
décisions peuvent de surcroît être soumises au contrôle
d'une instance internationale.
Les juridictions nationales, de leur côté, sont progressivement
amenées à tenir compte elles aussi de l'article 8
de la Convention et de la jurisprudence de la Commission et de la Cour.
Ce sont ces considérations qui ont conduit le Conseil d'État,
dans des arrêts récents, à décider que le
préfet, lorsqu'il prend une mesure de reconduite à la
frontière, ne pouvait pas simplement se fonder sur le fait que
l'étranger est en situation irrégulière, mais devait
apprécier, sous le contrôle du juge, « si
la mesure envisagée n'est pas de nature à comporter, pour
la situation personnelle ou familiale de l'intéressé,
des conséquences d'une exceptionnelle gravité » [2].
Notes
[1] Sur les possibilités
de recours devant la Commission européenne des droits de l'homme,
voir le Guide des étrangers
face à l'administration, p. 95 et s.
(La Découverte, 1988).
[2] Il s'agit de deux arrêts
d'Assemblée du 29 juin 1990, qui seront commentés
dans le prochain numéro de Plein Droit.
Dernière mise à jour :
17-05-2001 14:25.
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