Plein Droit n° 12, novembre
1990
« Le droit de vivre en
famille »
UN
REGARD SUR QUELQUES
RÉGLEMENTATIONS EUROPÉENNES
France Blanmailland
Si la politique des autorités belges a été, depuis
le début des années soixante, d'encourager vivement le
regroupement des familles pour compenser la baisse de la natalité,
le droit au regroupement familial n'a été inscrit comme
tel dans les textes légaux que lors du vote de la loi du 15 décembre
1980, qui concerne l'entrée et le séjour des étrangers
dans son ensemble.
Selon le texte de l'article 10-4° de la loi, le regroupement
familial est reconnu au conjoint cohabitant et aux enfants à
charge, âgés de moins de 18 ans, de l'étranger admis
ou autorisé au séjour dans le pays. Il n'existe pas pour
les concubins ni pour les ascendants, sauf s'il s'agit de parents de
Belges ou d'étrangers CEE qui justifient être à
charge de leurs enfants. Il ne peut être admis que pour une épouse.
De son côté, la loi du 28 juin 1984, qui a abaissé
à dix-huit ans l'âge des enfants qui peuvent rejoindre
leurs parents, a également rejeté le droit au regroupement
familial pour les étudiants. Par ailleurs, elle a interdit le
regroupement « en cascade », c'est-à-dire
que si les enfants d'un ressortissant étranger, installé
sur le territoire belge, profitent de la procédure du regroupement
familial, ils n'ont plus la possibilité de faire venir un conjoint
rencontré au pays d'origine ou ailleurs et n'ayant pas de statut
administratif en Belgique. Le droit au regroupement familial ne s'applique
qu'une fois : celui qui en a bénéficié ne
peut à son tour être demandeur.
Cette disposition, qui a fait l'objet de protestations, pourrait être
« censurée » à Strasbourg pour violation
de l'article 8 de la Convention européenne des droits de
l'homme (cf. l'article« Convention européenne :
les États sous surveillance »).
Certes, attentatoire au droit de vivre en famille, cette disposition
n'en comporte pas moins un aspect positif qui est de protéger
les jeunes femmes contre un mariage forcé au pays, pour de sombres
histoires d'argent bien souvent.
D'une façon générale, et au niveau des principes
formulés par les textes, il n'existe pas de conditions particulières
à remplir pour pouvoir prétendre au regroupement familial,
ni du point de vue du logement, ni du point de vue des ressources ou
du travail. Les documents à fournir pour l'obtention du visa
sont la preuve du mariage ou de la filiation (et éventuellement
de la garde des enfants si les parents sont séparés),
un certificat médical et un certificat de bonnes vie et murs.
Les conditions de logement et la qualité de travailleur ne pourront
être examinées que s'il s'agit d'un regroupement familial
d'enfants de plus de dix-huit ans, en application de conventions bilatérales
comme la Convention belgo-marocaine.
L'étranger candidat au regroupement familial introduira auprès
du poste diplomatique belge à l'étranger une demande de
visa (qui doit préciser qu'il ne s'agit pas d'un visa touristique).
Muni de ce document, lors de son arrivée dans le pays, il devra
se présenter à l'administration communale où lui
sera délivré un document provisoire, prorogé de
mois en mois en attendant que la demande soit examinée par l'Office
des étrangers (administration dépendant du ministère
de la Justice et, en particulier, de la Sûreté publique
qui « gère » la population étrangère
en Belgique).
La modification législative de 1984 est révélatrice
du renversement d'attitude du gouvernement belge à l'égard
du regroupement familial au cours des années 80. En effet,
si l'on excepte les réfugiés, les étudiants (pour
la durée de leurs études), et les étrangers privilégiés
membres de la Communauté européenne, le regroupement familial
reste, depuis l'arrêt de l'immigration en août 1974,
la seule voie d'immigration possible. Ce droit garanti par l'article 8
de la Convention européenne de Sauvegarde des droits de l'homme,
rendue obligatoire en droit belge par la loi du 13 mars 1955, est
donc devenu l'objet d'une attention toute spéciale de la part
de l'Office des étrangers.
Indépendamment de ce qui a été dit quant aux textes
modifiés en 1984, la politique du ministère de la Justice
consiste surtout en la matière à faire traîner et
à compliquer les démarches : très longue attente
de plusieurs mois avant l'obtention du visa, délivrance à
l'arrivée de documents provisoires prorogés parfois pendant
plus de deux ans, avec les innombrables inconvénients liés
à une situation précaire : difficultés d'inscription
des enfants dans les écoles, impossibilité d'obtenir un
permis de conduire, parfois difficultés de perception des allocations
familiales ou de la mutuelle, recherche de travail plus difficile par
manque d'un réel permis de travail, etc.
La période transitoire envisagée au moment du vote de
la loi visait uniquement à permettre à l'administration
communale de transmettre les documents du dossier à l'administration
centrale. Depuis, elle est devenue une sorte de temps d'épreuve
surtout conçu comme un moyen de faire la chasse (jusqu'en correctionnelle)
aux mariages simulés et aux couples qui se séparent après
quelques mois de vie commune, puisque le droit au séjour n'est
reconnu (au moins jusqu'à présent) que si la cohabitation
s'est maintenue jusqu'à la délivrance de la carte d'un
an (« certificat d'inscription au registre des étrangers »)
interprétée comme la reconnaissance du droit au séjour.
D'innombrables procédures et difficultés résultent
à l'heure actuelle de cette attitude de l'administration [1].
Celle-ci a pris également pour principe, malgré plusieurs
arrêts du Conseil d'État, d'ajouter des conditions à
celles que prévoit l'article 40 de la loi pour les « étrangers
assimilés aux étrangers CEE » que sont les conjoints,
les enfants mineurs à charge et les ascendants à charge
des étrangers CEE et également des Belges. Il est en effet
très souvent exigé non seulement d'apporter la preuve
du lien matrimonial ou de la filiation, mais également de la
cohabitation, des ressources, et de l'obtention du visa d'entrée.
En matière de permis de travail, plusieurs arrêtés
ministériels sont venus limiter également l'octroi de
l'autorisation de travailler, non seulement à ceux qui continuent
de cohabiter avec leur conjoint, mais encore à ceux qui rejoignent
leurs parents dans l'année où la famille a commencé
à se regrouper et non pas plus tard.
Dans l'hypothèse où l'administration a refusé
le séjour à un étranger extra-communautaire, ou
l'établissement à un étranger CEE, on peut faire
un recours, qui est suspensif, auprès du ministre de la Justice,
lequel doit obligatoirement recueillir l'avis d'une « commission
consultative des étrangers ». Mais l'encombrement de
celle-ci entraîne un immense retard dans le traitement des dossiers
qui, de ce fait, ne sont jamais examinés avant un an et, en général,
bien davantage. Devant cette commission, quelques unes seulement des
garanties prévues quant à l'exercice effectif des droits
de la défense sont correctement respectées. La décision
que prendra le ministre après consultation pourra faire l'objet
d'un recours de légalité non suspensif
devant le Conseil d'État.
Il ne serait pas correct d'envisager la question du regroupement familial
sous le seul angle de l'attitude du ministère de la Justice.
Celle des autorités locales a en effet dans la vie quotidienne
et dans la reconnaissance de certains droits un impact décisif.
C'est le cas par exemple de certains consulats qui continuent de demander
des certificats d'hébergement (appelés « prises
en charge ») pour la délivrance de visas de regroupement
familial ; c'est le cas aussi des administrations communales qui
refusent de légaliser les signatures au bas de ces documents,
retardant ainsi parfois de plusieurs mois l'introduction d'une demande...
Les mobilisations de juristes et d'organisations syndicales et démocratiques
se sont limitées, en ce qui concerne le regroupement familial,
à la protestation contre les procédures de ralentissement
et de découragement mises en pratique par l'administration, sans
réellement viser à élargir l'application du principe
lui-même.
Notes
[1] Cf. à ce propos
la Revue du droit des étrangers, n° hors série juin
90, où il est fait une analyse de la jurisprudence de la Commission
consultative des étrangers et du Conseil d'État en ce
qui concerne le regroupement familial. L'article 10-4° de
la loi du 15 décembre 1980 parle de « venir vivre »
avec son conjoint. À quelle date apprécier la volonté
de cohabitation ? La jurisprudence est claire : pour le Conseil
d'État, la condition exigée ne peut être remplie
s'il n'y a eu qu'« une déclaration d'intention suivie
d'un instant de vie commune ». Si le couple ne cohabite
plus au moment de la décision de l'Office, l'étranger
qui est venu rejoindre son conjoint installé perd le bénéfice
de la régularisation au séjour. Reste que la durée
d'instruction de la demande est telle qu'elle met en péril le
respect de la vie privée des personnes.
Dernière mise à jour :
17-05-2001 12:41.
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