Le droit des étrangers est souvent considéré comme le laboratoire du droit commun en France, notamment pour ce qui concerne ses dispositions les plus coercitives. Cette assertion se vérifie une nouvelle fois avec l’adoption de l’état d’urgence puis l’évolution du code de la sécurité intérieure. Les techniques de contrôle des étrangers y ont été recyclées reléguant les personnes ciblées au rang d’« étrangers de l’intérieur » [1].
Si l’état d’urgence a été utilisé à des fins de contrôle migratoire, que ce soit lors du démantèlement de la jungle de Calais ou lors des multiples contrôles d’identité ainsi rendus possibles [2], le processus inverse s’est également produit : le droit des étrangers a été utilisé à des fins de contrôle dans le cadre de l’état d’urgence. Le droit des étrangers est en effet souvent considéré comme un laboratoire pour le droit commun : sont appliqués aux ressortissants étrangers des dispositifs juridiques qui pourraient l’être ensuite aux ressortissants nationaux. L’application de l’état d’urgence [3] du 14 novembre 2015 au 31 octobre 2017, et l’évolution du code de la sécurité intérieure depuis [4], en sont de parfaits exemples : afin de contrôler les personnes considérées comme représentant une menace pour l’ordre et la sécurité publics, les autorités ont recyclé des techniques de contrôle des étrangers. Ce sont plus particulièrement deux d’entre elles qui ont été reconverties : l’assignation à résidence et l’usage des « notes blanches » des services de renseignement. Certains parlementaires ont souhaité pousser le recyclage jusqu’au placement en rétention administrative des personnes « fichées S », mais le Parlement n’est pas allé jusque-là [5].
La possibilité d’assigner à résidence une personne étrangère faisant l’objet d’une mesure d’expulsion existe depuis longtemps. Initialement prévue à l’article 28 de l’ordonnance n° 45-2658 du 2 novembre 1945 relative aux conditions d’entrée et de séjour des étrangers en France, elle figure aujourd’hui aux articles L. 561-1 et suivants du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (Ceseda). En résumé, cette procédure permet à l’administration d’assigner à résidence une personne faisant l’objet d’une mesure d’éloignement dont l’exécution ne peut, pour diverses raisons, être immédiate. La personne doit alors se présenter périodiquement auprès des autorités (les « pointages »), jusqu’à ce que la mesure d’éloignement ait cessé de produire des effets, du fait de son exécution, de son abrogation ou de son annulation.
Le même régime a été appliqué durant l’état d’urgence aux personnes à l’égard desquelles l’administration estime qu’il existe des raisons sérieuses de penser que leur comportement constitue une menace grave pour la sécurité et l’ordre publics, et s’applique actuellement sous l’égide de la loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme (SILT), qui lie davantage la menace à une activité terroriste. L’assignation à résidence servirait ainsi à lutter contre le terrorisme, en neutralisant la menace que représentent ces personnes qui, devant pointer plusieurs fois par jour au commissariat et ne pouvant quitter la commune où l’assignation est exécutée, se savent désormais dans le viseur des autorités et seraient donc dans l’incapacité de mener à bien leur projet [6].
Le cas de Kamel Daoudi se trouve à la lisière de ce droit des étrangers recyclé en technique de lutte contre le terrorisme : condamné à une interdiction du territoire français (ITF) dans le cadre d’un procès pénal en 2001 pour participation à une association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un acte de terrorisme et d’usage de faux documents, il est déchu de sa nationalité française l’année suivante. À sa sortie de prison en 2008, il est assigné à résidence sur la base de l’article L. 561-1 du Ceseda, à la suite d’une décision de la Cour européenne des droits de l’Homme qui a constaté que son éloignement vers l’Algérie l’exposerait au risque d’être soumis à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention. Cela fait maintenant 10 ans qu’il est assigné à résidence dans diverses petites communes de France, avec une obligation de pointer trois fois par jour au commissariat [7] : il est, aux yeux des autorités, « trop dangereux pour être laissé en liberté, mais pas assez pour être mis derrière les barreaux [8] ». D’autres personnes sont également des « assignées longue durée » pour des motifs similaires hors du cadre de l’état d’urgence, dont certaines ont échappé à la surveillance des services de police [9].
L’assignation à résidence telle que prévue par la loi relative à l’état d’urgence, et sa transposition dans le droit commun, poursuit les mêmes objectifs : autoriser l’administration à priver de liberté des personnes à l’égard desquelles elle disposerait de suffisamment d’éléments pour établir qu’elles constituent une menace grave, mais pas suffisamment pour judiciariser leur situation à long terme. Cette mesure permet ainsi au ministère de l’intérieur et à ses préfectures de disposer, comme en droit des étrangers, de « pouvoirs exorbitants [10] », puisqu’ils n’ont pas besoin de l’autorisation préalable d’une juridiction pour édicter des arrêtés d’assignation, hormis pour les renouvellements pris dans le cadre de la loi SILT si un recours est exercé par la personne visée [11]. Au total, ce sont 439 personnes qui ont été assignées à résidence du 15 novembre 2015 au 2 juin 2017 [12], pour un total de 708 arrêtés (une personne pouvant avoir fait l’objet de plusieurs arrêtés, soit parce que les modalités de l’assignation ont été modifiées, soit parce que l’arrêté a été renouvelé). Depuis l’entrée en vigueur de la loi SILT le 1er novembre 2017, 40 mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance (MICAS), l’équivalent des assignations à résidence « de droit commun », ont été prononcées, dont 35 étaient en cours au 2 mars 2018.
Afin de bien comprendre le problème en termes de droits et de libertés, sous-tendu par l’usage des assignations à résidence, il convient de le mettre en perspective avec une autre technique de contrôle des étrangers : les notes blanches des services de renseignement. Il s’agit de fiches non datées et non signées, notamment pour protéger les fonctionnaires qui les rédigent, contenant « des extraits de rapports de police ou de renseignement au sujet du comportement d’un individu sans précision de leurs sources et qui sont produites par l’administration au soutien » [13] d’une mesure de police administrative, telle qu’une mesure d’éloignement ou lorsqu’elle n’est pas possible, une assignation à résidence. À titre d’exemple, un ressortissant irakien entré en France en 1983 et ayant obtenu le statut de réfugié s’est vu notifier, en 2004, un arrêté d’expulsion en urgence absolue et, dans l’attente, a été assigné à résidence sur la base de trois notes des services de renseignement mentionnant ses liens avec la « mouvance islamiste radicale » [14]. Le Conseil d’État a admis depuis 1991 [15] que la production des notes blanches pouvait constituer un élément de preuve parmi d’autres de l’existence d’un risque d’atteinte à l’ordre public, à condition que lesdites notes aient été « débattues dans le cadre de l’instruction écrite contradictoire [16] ». Théoriquement, les notes blanches ont été supprimées en 2002 par Nicolas Sarkozy lorsqu’il était ministre de l’intérieur. Le contentieux suscité par l’état d’urgence a pourtant révélé qu’elles ont été fréquemment utilisées par l’administration afin de justifier une mesure d’assignation à résidence, de perquisition administrative ou d’interdiction de manifestation : selon l’étude menée par le Credof [17], des notes blanches ont été utilisées à plus de 300 reprises devant le juge administratif par l’administration à l’appui de ses allégations. Afin de s’adapter au régime de l’état d’urgence, et depuis, à la loi SILT, le Conseil d’État a transposé sa jurisprudence propre au contentieux du droit des étrangers dans le droit commun : il est venu encadrer le contrôle juridictionnel des notes blanches, en considérant que ne devaient être pris en compte par le juge que les « éléments suffisamment circonstanciés [18] » qui permettraient de déduire que la personne représente une menace pour l’ordre et la sécurité publics [19].
L’analyse du contentieux suscité par l’état d’urgence révèle ainsi que les personnes assignées à résidence sur la base de notes blanches ont été traitées comme des « étrangers de l’intérieur » : exposées à l’arbitraire de l’administration dans l’édiction d’arrêtés gravement attentatoires à leurs droits et libertés, elles sont également sujettes à un droit de la preuve au rabais. En témoignent plusieurs cas d’espèce, tels que celui d’un homme assigné à résidence à Meaux juste après les attentats du 13 novembre 2015 [20]. Pour justifier cette mesure, les autorités ont produit une note blanche qui précise que l’intéressé est proche de l’islam radical, qu’il connaît une personne partie en Syrie, qu’il y est lui-même allé et qu’il se rend souvent en Égypte. L’intéressé conteste ces allégations en avançant qu’il se rend en Égypte pour apprendre l’arabe littéraire, et qu’il ne cherche d’ailleurs pas à cacher ces déplacements effectués au cours de ses congés normaux. Le tribunal considère que la note blanche n’est pas suffisamment détaillée sur les relations qu’entretiendrait l’intéressé avec la personne partie en Syrie, et décide de suspendre l’arrêté d’assignation à résidence. Selon l’étude contentieuse menée par le Credof, qui porte sur 775 décisions, ce sont 356 recours qui ont été exercés à l’encontre d’arrêtés d’assignation à résidence, pour une proportion d’annulation avoisinant les taux que l’on retrouve en contentieux du droit des étrangers : seules 10,8 % des assignations à résidence ayant fait l’objet d’un recours devant les tribunaux, les cours administratives d’appel et le Conseil d’État ont été annulées ou suspendues totalement.
Des notes blanches ont également été produites par l’administration pour justifier des interdictions de séjour [21], notamment dans le cadre des manifestations contre le projet de réforme du code du travail et de plusieurs affaires liées à des violences policières au printemps 2017. C’est le cas de dix personnes interdites de séjour dans plusieurs arrondissements de Paris au mois de mai 2017, pour lesquelles les notes blanches reprennent toutes le même argumentaire : la personne est décrite comme « un membre très actif de la mouvance ultra gauche, milite au sein de la structure Action antifasciste Paris Banlieue et a participé à ce titre, à plusieurs manifestations de protestation contre, notamment, les violences policières et le projet de réforme du Code du travail. Ces manifestations ont généré d’importants troubles à l’ordre public, de nombreuses dégradations de mobilier urbain et de commerces et des affrontements violents avec les forces de l’ordre [22] ». Chaque note blanche liste ensuite des manifestations auxquelles la personne a été aperçue, en mentionnant les dégradations et les violences observées au cours de ces manifestations : par exemple, « le 9 avril, à un rassemblement contre le projet de réforme du Code du Travail, où les forces de l’ordre ont fait l’objet de nombreux jets de projectiles », ou encore « a participé à Nuit Debout où, dans la soirée, à nouveau, des affrontements violents ont eu lieu avec les forces de l’ordre ». Le caractère très général de ces notes blanches rend leur contestation difficile car elles impliquent une preuve par la négative : par exemple, de ne pas avoir participé aux manifestations mentionnées ou de ne pas avoir participé aux violences décrites par les services de police. Dans la quasi-totalité des cas (9 sur 10), le tribunal administratif de Paris a suspendu les arrêtés d’interdiction de séjour pris par le ministère de l’intérieur, estimant que si les requérants ont certes participé à des manifestations ayant dégénéré, rien ne permet de retenir qu’ils ont personnellement pris part à ces dégradations volontaires.
Ainsi, en acceptant que l’administration puisse fonder son appréciation sur la base exclusive de ces notes blanches, le Conseil d’État a ouvert la voie à un droit de la preuve dégradé pour les personnes ciblées par l’état d’urgence. Car « contrairement aux procédures judiciaires, on ne peut pas savoir d’où viennent les éléments contenus dans les notes blanches : de balise GPS, d’écoutes téléphoniques, de filatures ? Rien n’est précisé [23] ». Le contentieux relatif au droit d’asile révèle qu’une autre voie est envisageable pour l’appréciation des notes blanches par le juge administratif. Le Conseil d’État a considéré que l’Office français de protection des réfugiés et des apatrides (Ofpra) pouvait, pour rejeter une demande d’asile, s’appuyer sur « une note rédigée par sa division de l’information, de la documentation et des recherches », sans divulguer l’identité des auteurs de ces informations afin de ne pas compromettre leur sécurité. Dans cette hypothèse, « le juge tient compte des informations en cause, mais ne saurait s’appuyer exclusivement sur elles pour fonder sa décision [24] ». Le Conseil d’État aurait pu appliquer le même principe aux notes blanches utilisées dans le cadre de l’état d’urgence : lorsque l’administration les utilise à l’appui d’une mesure, le juge tient compte des éléments en cause sans pour autant s’appuyer exclusivement sur elles pour fonder sa décision. Mais il semble que ce droit dégradé de la preuve résulte de la raison justifiant la décision administrative : dès lors qu’il s’agit d’une menace pour l’ordre et la sécurité publics, le juge administratif peut s’appuyer exclusivement sur des notes blanches pour exercer son appréciation.
Ainsi, au nom de la prévention d’atteintes graves à l’ordre et la sécurité publics, les autorités utilisent des techniques de contrôle des étrangers à l’égard de toute personne représentant de telles menaces, pour une efficacité relative en termes de prévention, mais constituant une régression certaine en termes de gasranties juridiques. Car l’état d’urgence et la loi SILT ne sont pas là « pour permettre les contrôles, mais pour alléger et faciliter en conséquence l’action de l’autorité de police administrative [25] ». Plus largement, ce recyclage interroge en tant que technique de gouvernement, et incite à mettre en perspective l’évolution récente et actuelle du droit des étrangers avec ce qui pourrait, un jour, s’appliquer à toute personne présente sur le territoire considérée comme représentant une menace selon les autorités. D’autant plus que l’état d’urgence a démontré à quel point le ministère de l’intérieur et certaines préfectures n’ont pas hésité à détourner de leur finalité des dispositifs supposément antiterroristes.
[1] Termes empruntés à Serge Slama.
[2] Julia Pascual, « Contrôles d’identité et fouilles en vogue sous l’état d’urgence », Le Monde, 23 juin 2017.
[3] Loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence.
[4] Loi n° 2017-1510 du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme (dites loi « SILT »). Sur les implications de cette loi, lire notamment O. Cahn et J. Leblois-Happe, « Loi n° 2017-1510 du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme : perseverare diabolicum », AJ Pénal 2017, p. 468.
[5] À ce sujet, lire notamment la tribune de Sébastien Pietrasanta, « Fichés S : la rétention est un contresens en matière de lutte contre le terrorisme », Le Monde, 28 mars 2018.
[6] À toutes fins utiles, nous rappelons que l’un des auteurs de l’attentat de Saint-Etienne-du-Rouvray était assigné à résidence dans le cadre d’une procédure judiciaire.
[7] Pour en savoir plus : Gisti, « Le gouvernement est responsable du sort de Kamel Daoudi », communiqué, 12 février 2018. Voir aussi le dossier « Contestation de l’assignation à résidence à durée illimitée d’un étranger sous le coup d’une ITF définitive ».
[8] Olivier Tesquet, « Suspect, à perpétuité », Télérama, 3 mars 2017.
[9] Camille Polloni, « La mauvaise réputation », Les Jours, 5 octobre 2016.
[10] Danièle Lochak, « Le juge administratif, protecteur de libertés », Les controverses en droit administratif, 1re édition, 2017, p. 70.
[11] Paul Cassia, « Conformité à la Constitution des assignations à résidence hors état d’urgence », Le Club de Mediapart, 20 février 2018 ; Nicolas Klausser, « Conformité à la Constitution des mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance », La Revue des droits de l’homme, Actualités Droits-Libertés, mis en ligne le 4 mars 2018.
[12] Étude d’impact préalable au projet de loi sur la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme, p. 37.
[13] Xavier Dupré de Boulois (dir.), Grands arrêts du droit des libertés fondamentales, Dalloz, 2017, p. 498.
[14] CAA Versailles, 16 octobre 2008, n° 06VE02029.
[15] CE ass. 11 octobre 1991, Ministre de l’Intérieur c/Diouri, Lebon, p. 890.
[16] CE, sect., 3 mars 2003, Ministre de l’Intérieur c/M. Rakhimov, Lebon, p. 75.
[17] « Ce qu’il reste(ra) toujours de l’urgence », sous la dir. de Stéphanie Hennette-Vauchez, à paraître.
[18] CE, sect., 3 mars 2003, Ministre de l’Intérieur c/M. Rakhimov, Lebon, p. 75 ; voir également CE, 11 décembre 2015, Domenjoud, n° 395009.
[19] Voir l’article de Serge Slama dans ce numéro.
[20] TA Paris, 22 décembre 2015, n° 1510316.
[21] Censurées depuis par le Conseil constitutionnel : CC, 2017-635 QPC, 9 juin 2017.
[22] Notes blanches produites par l’administration à l’appui d’arrêtés d’interdictions de séjour en date du 17 mai 2016.
[23] Intervention du Syndicat de la magistrature lors de la journée d’études « Ce qu’il reste(ra) toujours de l’urgence » organisée par le Credof à Nanterre, 6 avril 2018.
[24] CE, 19 juin 2017, n° 389868.
[25] Denis Baranger, « Quel “État de droit” ? Quels contrôles ? Le juge des référés et le maintien en vigueur de l’état d’urgence », Note sous CE 27 janvier 2016 (CE, réf., 7 octobre 2016, M. A. H., n° 403552), Revue française de droit administratif, n° 2, mars 2016.
Extrait du Plein droit n° 117
« Étrangers en état d’urgence »
(juin 2018,
10€)
Publication papier, 10€ / ISBN XXXXXXXXXXXXXXXXXXX
ebook PDF, 8€ / ISBN XXXXXXXXXXXXXXXXXXX
Dans la même collection : Travailler au péril de sa santé ⋅ n° 141 Le techno-contrôle des migrations ⋅ n° 140 Étrangers sous écrou ⋅ n° 138 Racismes ⋅ n° 139 Mourir d’être étranger ⋅ n° 137 Étrangers mal jugés ⋅ n° 136 |
Plein droit, la revue du Gisti
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