Collectif « Délinquants solidaires »
Rarement un sujet absent d’un projet de loi n’aura mobilisé tant de députés lors de son examen. Lors de la discussion par l’assemblée nationale du projet de loi « pour une immigration maîtrisée, un droit d’asile effectif et une intégration réussie », ils étaient nombreux, dans chacun des groupes parlementaires, à avoir déposé des amendements portant sur le « délit de solidarité » : pour mieux le sanctionner sur les bancs situés le plus à droite de l’hémicycle, pour le supprimer sur tous les autres, majorité comprise.
La longue histoire du « délit d’aide directe ou indirecte » commis par une personne ayant « facilité ou tenté de faciliter l’entrée, la circulation ou le séjour irréguliers d’un étranger en France » [1] a amplement démontré toute son ambivalence. Censé pénaliser les « passeurs » qui tirent profit des obstacles à l’entrée et au séjour en France pour maltraiter et exploiter les migrant⋅e⋅s, on a vu comment il peut devenir un « délit de solidarité » c’est à dire permettre de poursuivre une personne « coupable » d’une action désintéressée et solidaire.
Les ministres de l’intérieur successifs n’ont pas cessé de proclamer que le délit de solidarité n’existe pas. « J’observe qu’en 65 années d’application de cette loi, personne en France n’a jamais été condamné pour avoir seulement accueilli, accompagné ou hébergé un étranger en situation irrégulière » (Eric Besson, 23 mars 2009). En 2012, Manuel Valls affirmait à son tour avoir mis « fin au délit de solidarité qui permet de poursuivre l’aide désintéressée, apportée […] à des étrangers en situation irrégulière ». Dès le début de l’examen du projet de loi (mardi 19 avril) Gérard Collomb éludait le sujet : « vous avez soulevé en particulier la question du délit de solidarité. Je veux d’ores et déjà souligner ici que ce délit n’existe pas ».
Pourtant, à plusieurs reprises, des vagues de poursuites et de condamnations d’aidant⋅e⋅s ont provoqué de larges mobilisations contre le délit de solidarité. Des réformes successives ont prétendu répondre à cette émotion en dressant des catalogues d’immunités : lois « Chevènement » de 1998, « Sarkozy » de 2003 et 2009, « Besson » de 2011 et « Valls » de 2012. À chaque fois, la fin du délit de solidarité était annoncée… Mais le catalogue d’exemptions prévues par la loi [2] a à chaque fois conservé toutes ses ambiguïtés au dispositif [3].
La loi « Collomb » de 2018 serait-elle la bonne ? Les circonstances s’y prêtaient. Les fortes solidarités récentes dans le Calaisis, à Paris, dans la vallée de la Roya, dans le Briançonnais ou ailleurs et les multiples poursuites judiciaires engagées contre des aidant⋅e⋅s avaient eu de larges échos. Plusieurs rédactions de la loi avaient été suggérées afin de supprimer ce délit tout en restant en conformité avec le droit européen [4] et bon nombre des amendements proposés s’en inspiraient.
Lors de la séance matinale de l’Assemblée nationale du dimanche 22 avril, quatre intervenant⋅e⋅s – membres du Modem, de l’UDI, de LREM et de la GDR – ont présenté leurs amendements visant à la suppression du délit [5]. Le ministre de l’intérieur a alors annoncé que le gouvernement déposait une proposition de rédaction destinée à « aménager le régime d’exemption pénale » de ce délit dont, quelques jours plus tôt, il niait l’existence. Entre temps Macron avait établi la feuille de route : pénaliser les « gens qui aident, consciemment ou inconsciemment, les passeurs. Ceux-là, je ne veux pas les affranchir du délit de solidarité car ce qu’ils font est grave » (BFM-TV, 15 avril).
L’amendement du gouvernement [6], est-il annoncé, adopte « une ligne juste et responsable » entre l’immunité des aides quotidiennes et la sanction de « toutes celles qui voudraient détourner la volonté de l’État de contrôler les frontières ». Que ceux qui s’inquiètent de la difficulté à discerner ces intentions se rassurent : une circulaire adressée aux instances judiciaires en précisera les contours.
Puisque ce qu’il faut protéger c’est le contrôle des frontières – et non les migrants exploités –, l’amendement purement destiné à étouffer la contestation reprend la tradition des remèdes cosmétiques au catalogue des immunités : les exemptions à l’aide au séjour s’appliqueront aux déplacements en France aux fins d’apporter certaines aides, auxquelles est ajouté l’accompagnement « linguistique et social » ; tout cela « sauf si l’acte a donné lieu à une contrepartie directe ou indirecte ou a été accompli dans un but lucratif ». Or la jurisprudence sait hélas se montrer inventive en matière de contrepartie directe ou indirecte, ou, à l’inverse, tatillonne quand il faut caractériser les « conditions de vie dignes et décentes » ou les atteintes à la dignité ou à l’intégrité physique.
Le combat pour en finir avec le délit de solidarité avait été bien engagé : il se solde pour celles et ceux qui ont tenté de le porter au sein de l’assemblée nationale par une amère défaite en rase campagne. Seul a survécu l’amendement dérisoire du gouvernement, enrobé de beaux discours et sous les applaudissements de la majorité. Le délit de solidarité a de beaux jours devant lui.
L. 622-1
(Loi n° 2012-1560 du 31 décembre 2012 - art. 11)
Sous réserve des exemptions prévues à l’article L. 622-4, toute personne qui aura, par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l’entrée, la circulation ou le séjour irréguliers, d’un étranger en France sera punie d’un emprisonnement de cinq ans et d’une amende de 30 000 €.
(...)
Les seules modifications acceptées par l’assemblée nationale apparaissent en gras ci-dessous.
EXTRAIT DU CESEDA DANS SA RÉDACTION ACTUELLE...
L. 622-4
Sans préjudice des articles L. 621-2, L. 623-1, L. 623-2 et L. 623-3, ne peut donner lieu à des poursuites pénales sur le fondement des articles L. 622-1 à L. 622-3 l’aide au séjour irrégulier d’un étranger lorsqu’elle est le fait :
Les exceptions prévues aux 1° et 2° ne s’appliquent pas lorsque l’étranger bénéficiaire de l’aide au séjour irrégulier vit en état de polygamie ou lorsque cet étranger est le conjoint d’une personne polygame résidant en France avec le premier conjoint.
LE CESEDA DÉCOULANT DU TEXTE ADOPTÉ DIMANCHE 22 AVRIL PAR L’ASSEMBLÉE NATIONALE (qui sera donc discuté par les sénateurs courant mai/juin 2018)...
L. 622-4
Sans préjudice des articles L. 621-2, L. 623-1, L. 623-2 et L. 623-3, ne peut donner lieu à des poursuites pénales sur le fondement des articles L. 622-1 à L. 622-3 l’aide à la circulation ou au séjour irrégulier d’un étranger lorsqu’elle est le fait :
Les exceptions prévues aux 1° et 2° ne s’appliquent pas lorsque l’étranger bénéficiaire de l’aide au séjour irrégulier vit en état de polygamie ou lorsque cet étranger est le conjoint d’une personne polygame résidant en France avec le premier conjoint.
[1] Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (Ceseda), art. L. 622-1.
[2] Ceseda, art. L. 622-4.
[3] Le dossier www.gisti.org/delits-de-solidarite créé en 2009 en présente de nombreux exemples.
[4] Notamment la CNCDH (avis du 16 mai 2017, « Mettre fin au délit de solidarité ») et le Collectif Délinquants solidaires (« Pour mettre hors-la-loi le délit de solidarité », février 2018).
[6] Amendement n°1172 déposé la veille de l’audience, le 21 avril, en même temps que deux autres amendement n°1173 (élus du Modem) et n°1174 (élus de La République en marche). Ces trois amendements sont identiques, l’exposé des motifs du Modem étant différente de ceux des deux autres.
Envoi par le Groupe d'information et de soutien des immigré·es www.gisti.org |
Sur le Web : www.gisti.org/article5900 |
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