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Article publié dans Le
Courrier du 13 avril 2004.
Dans l'Union européenne, le droit d'immigration et le droit
d'asile sont en voie de disparition. Rencontre avec une militante française
convaincue de l'urgence d'un retour en arrière.
L'Europe se barricade. Ou plutôt prétend se barricader.
Aujourd'hui, la xénophobie qui entoure le discours communautaire
en matière d'immigration ou d'asile cache mal une politique totalement
utilitariste de la main-d'oeuvre étrangère. Or, la Suisse,
qui s'apprête à appliquer les bilatérales II, dit
vouloir se montrer bonne élève et se mouler dans la politique
commune d'immigration et d'asile. Juriste au Gisti, spécialiste
des questions européennes et de l'asile, Claire Rodier est également
membre du réseau Migreurop, qui traite, sur le plan européen,
de la question de l'enfermement des immigrés et dénonce
les «camps d'étrangers» comme nouveaux outils de
la politique migratoire de l'Europe. Elle s'indigne de la discrimination
de plus en plus légalisée à l'encontre des extracommunautaires.
Rencontre.
Le Courrier : Dix ans après l'entrée en
vigueur des accords de Schengen, quel est l'impact de la libre circulation
sur les pays extracommunautaires ?
Claire Rodier : La grande innovation de la Convention de
Schengen, c'est qu'elle permet aux étrangers - étrangers
désignant ici les non-ressortissants de l'Union européenne
- résidant régulièrement dans un Etat membre de
circuler librement pendant trois mois dans tout l'«espace Schengen»
sans avoir à demander de visa. Et aux étrangers ayant
obtenu un visa pour se rendre dans l'un des Etats membres de franchir
la frontière des autres sans formalité supplémentaire.
Mais c'est tout. La «liberté de circulation» issue
de Schengen doit être entendue au sens étroit du terme,
et non dans l'acception qu'en donne le traité de Rome pour les
citoyens européens, qui équivaut en fait à une
liberté d'installation et de résidence sur tout le territoire
de l'UE. On en est loin s'agissant des extracommunautaires.
L'Europe a besoin massivement de travailleurs immigrés. La
fermeture des frontières n'est-elle pas en contradiction totale
avec ce constat ? L'ouverture à l'Est sera-t-elle suffisante
pour combler les besoins ?
- La fermeture des frontières reste encore la règle dans
de nombreux pays de l'Union et, officiellement, fonde la politique d'immigration
de l'Europe. Mais la pratique ne correspond pas à cette règle.
Chaque Etat membre l'adapte, à sa façon, à ses
besoins en main-d'oeuvre. Dans certains cas, ce sera en procédant
périodiquement à des régularisations massives de
sans-papiers, dans d'autres, en organisant l'admission de catégories
spécifiques de travailleurs au regard des nécessités
dans les secteurs déficitaires (informaticiens, personnels de
santé), dans d'autres encore, en faisant appel à des saisonniers
étrangers ou en planifiant des arrivées de travailleurs
sur quotas annuels.
Souvent, aussi, c'est la tolérance des autorités à
l'égard de l'emploi illégal d'étrangers sans titre
de séjour qui tient lieu de politique... D'une certaine façon,
on peut dire qu'en réalité les frontières de l'Union
sont très poreuses, dès lors que les étrangers
qui veulent les franchir correspondent à la logique utilitariste
qui prévaut dans le domaine de la gestion des flux migratoires
par l'Europe. La façon dont les Quinze abordent la question de
la libre circulation des personnes à l'arrivée de dix
nouveaux Etats membres est une bonne illustration de cette logique:
pendant une période transitoire d'au minimum deux ans - mais
pouvant aller jusqu'à sept ans -, les nouveaux Européens
resteront des «étrangers» - en tout cas ceux qui
voudront s'installer comme salariés. Par crainte - qui n'est
confortée par aucune étude d'impact - de voir leur marché
de l'emploi envahi par l'afflux massif de travailleurs venus des nouveaux
pays adhérents, la plupart des Etats membres ont décidé
de les soumettre aux mêmes règles malthusiennes en matière
d'accès à l'emploi que les non communautaires.
Quels outils possèdent encore les milieux de défense
des droits des immigrés? Le Conseil de l'Europe ou les organisations
internationales jouent-ils un rôle déterminant ?
- La Cour européenne des droits de l'homme, dans le cadre du
Conseil de l'Europe, a beaucoup fait avancer la cause des étrangers
en Europe, en particulier par le biais de la reconnaissance du droit
à la vie familiale et de la protection contre l'éloignement
forcé. Aujourd'hui, les standards dégagés de sa
jurisprudence se sont imposés dans les systèmes juridiques
et dans les pratiques de la majorité des Etats membres de l'UE.
Mais, parallèlement, de lourdes menaces pèsent sur le
respect des droits fondamentaux des étrangers du fait des orientations
de la politique commune de l'Union dans les domaines de l'asile et de
l'immigration, notamment après le tournant intervenu au Conseil
européen de Séville, en 2002. Au détriment des
objectifs, affichés à la signature du traité d'Amsterdam
en 1997, concernant l'intégration des immigrés installés
de longue date en Europe et la reconnaissance du droit à trouver
protection contre les persécutions, la lutte contre l'immigration
clandestine et le terrorisme occupe désormais le devant de la
scène et fragilise les acquis de la Cour des droits de l'homme.
Les organisations internationales sont, dans ce contexte, souvent réduites
à colmater les brèches, et leur rôle reste marginal
face aux pressions sécuritaires exercées par les gouvernements.
La Suisse prévoit de renvoyer tout requérant ayant
traversé un pays tiers sûr vers ce dernier sans entrer
en matière sur sa demande d'asile. Par l'effet de dominos, peut-on
dire que nous assisterons bientôt à la fin du droit d'asile
européen ?
- La référence aux «pays tiers sûrs»,
qui va également s'imposer dans la législation européenne
de l'asile, est en effet l'une des manières de vider de son sens
la Convention de Genève de 1951 relative aux réfugiés.
Elle viole le principe de l'individualité de la demande d'asile,
et permet aux Etats de se défausser de leur responsabilité
à l'égard des requérants tout en prétendant
que le droit à l'instruction de leur demande est respecté.
Elle s'inscrit dans une logique d'«externalisation» de l'asile:
formellement, les Etats ne renoncent pas à leurs engagements
internationaux, mais, dans les faits, ils en reportent les conséquences
«ailleurs», hors de leurs frontières. Sans se soucier
de la façon dont seront traités les requérants
qui ont choisi de se placer sous leur protection.
Quel impact les politiques discriminatoires menées par l'UE
à l'encontre des extra-Européens ont-elles sur l'opinion
publique européenne ?
Ce que l'on peut qualifier de «xénophobie institutionnelle»
a forcément des répercussions sur le racisme de Monsieur
Tout-le-monde. Il est ainsi frappant de constater que le gouvernement
du Royaume-Uni, qui a, sur le plan économique, tout à
fait la capacité d'absorber l'arrivée des ressortissants
des nouveaux membres de l'UE sur son marché du travail, et qui
en a même besoin, a récemment fait des déclarations
pour annoncer qu'il allait limiter leur accès afin de préserver
l'emploi national. Il s'agit en fait de flatter les réflexes
xénophobes d'une opinion publique supposée réceptive.
Dans le même ordre d'idée, après une campagne soigneusement
relayée par la presse populaire contre les «faux requérants
d'asile», Tony Blair avait promis, début 2003, de diviser
par deux le nombre de requérants d'asile admis sur sol britannique.
L'objectif a quasiment été atteint. Plus généralement,
il est certain que le discours récurrent sur le détournement
du droit d'asile, tenu tant par les gouvernements que par les instances
communautaires, finit par convaincre l'opinion que le requérant
est d'abord un suspect, ce qui rend légitime le durcissement
de la législation. De même, la pratique, qui se généralise,
d'enfermer dans des centres les étrangers dont le seul tort est
d'avoir franchi illégalement une frontière, accrédite
l'amalgame immigré = délinquant = prison et favorise les
réactions de rejet envers tous les non-nationaux.
Comment voyez-vous l'avenir du droit d'asile et du droit d'immigration
en Europe ?
L'actualité ne porte guère à l'optimisme. A quelques
jours de la date fixée à Amsterdam pour la mise en place
d'un régime commun, la plupart des observateurs s'accordent pour
juger avec sévérité le bilan de cinq ans de travail
de rapprochement de leurs politiques d'asile et d'immigration par les
Quinze. Dans le domaine de l'asile, les Etats membres s'obstinent à
refuser l'adoption de normes communes qui seraient susceptibles d'élever
leur seuil de protection ou les garanties accordées aux demandeurs
d'asile. Guidés par les problématiques de l'«externalisation»
des procédures d'asile ou du retour des déboutés
présents en Europe, ils cherchent par tous les moyens à
s'affranchir du «fardeau» que représente, à
leurs yeux, la Convention de Genève de 1951.
Concernant l'immigration, on s'oriente de plus en plus vers une approche
utilitariste, l'immigration étant perçue comme une solution
pour résoudre des problèmes conjoncturels de main-d'oeuvre
ou démographiques, au mépris des droits fondamentaux des
personnes. Le projet de Constitution européenne issu des travaux
de la Convention qui a travaillé en 2003 entérine malheureusement
cette évolution, et risque fort de graver dans le marbre la discrimination
entre citoyens européens et extracommunautaires.
Propos recueillis par Virginie Poyetton
Dernière mise à jour :
11-06-2004 19:34
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Cette page : https://www.gisti.org/doc/presse/2004/rodier/index.html
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