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Article publié
dans Le Monde du 19 juin 2003
Au lieu de les protéger,
l'Europe se protège des réfugiés
par
Nathalie Ferré
Présidente du Gisti
Du conseil de Thessalonique, qui clôturera la présidence
grecque de l'Union européenne les 20 et 21 juin, on ne retiendra
sans doute que la discussion sur la réforme des institutions,
autour du projet de traité constitutionnel qui organisera l'Europe
de demain.
Pourtant, lors de cette réunion pourrait bien être scellée,
en catimini, la mise à mort du droit d'asile dans les pays européens.
Les chefs d'Etat et de gouvernement des Quinze envisagent en effet de
mettre en place un programme d'« externalisation »
de l'asile, sur la base d'une proposition britannique soutenue par le
Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés
(HCR) et la Commission européenne. Le principe, conçu
pour « mieux gérer le dispositif d'asile en Europe »
(il faut comprendre : pour éviter d'avoir à accueillir
trop de demandeurs d'asile), est simple et comprend deux volets :
- Instauration de « zones de protection régionale »
(par exemple l'Iran, la Somalie, les Etats des Balkans ou la Turquie...),
qui se trouveraient au plus près des pays de départ
des populations contraintes à l'exil - parmi lesquelles d'éventuels
candidats à l'asile. L'idée est de les empêcher
de poursuivre leur route jusqu'à l'intérieur de l'Union,
en leur assurant une « sécurité »
sur place. L'histoire récente a pourtant montré ce qu'il
en était parfois de ces garanties internationales de protection
: en 1995, à Srebrenica, ce sont des populations supposées
en sécurité qui ont été victimes de massacres
perpétrés sous les yeux des casques bleus de l'ONU ;
- Création, dans ces zones ou dans d'autres pays non membres
de l'UE (l'Albanie, l'Ukraine, le Maroc ont été évoqués...),
de « centres de transit » où seraient
refoulés et maintenus, le temps d'instruire leur requête,
les étrangers qui, ayant pénétré dans
l'un des pays de l'Union, y demandent l'asile. Ces centres fermés
pourraient être gérés par des organisations internationales,
sous le contrôle du HCR. C'est seulement dans le cas où
ils seraient reconnus réfugiés que ces demandeurs d'asile
pourraient revenir en Europe.
Selon Tony Blair, initiateur du projet, ce système permettra
de répartir plus équitablement la « charge »
que représentent les demandeurs d'asile dans les pays susceptibles
de leur offrir une protection, et de dissuader « les faux
demandeurs d'asile » de venir en Europe en les empêchant
de s'y fixer. Si l'Allemagne et la Suède ont émis les
plus grandes réserves, l'Espagne, l'Italie, le Danemark et les
Pays-Bas sont enthousiasmés par cette nouvelle façon d'envisager
l'asile. Nicolas Sarkozy a récemment fait connaître son
intérêt pour cette perspective.
Invitée à se prononcer, la Commission européenne,
qui partage avec les gouvernements le droit d'initiative dans les domaines
de l'asile et de l'immigration, a certes évoqué les obstacles
techniques qu'un tel dispositif pourrait soulever. Mais elle n'en estime
pas moins que la proposition britannique arrive à point nommé
face à la « crise du système d'asile européen »,
qui rend nécessaire l'examen de nouvelles voies fondées
sur « un vrai partenariat avec et entre le pays, de transit
et de destination » en vue de responsabiliser les pays
tiers.
Autrement dit, aux pays à qui on fait déjà jouer
le rôle de garde- frontière de l'UE pour empêcher
les étrangers d'y pénétrer illégalement,
on veut confier celui de garde-chiourme pour retenir des demandeurs
d'asile enfermés et privés de leurs droits les plus fondamentaux
sous le seul prétexte que, pour fuir des persécutions,
ils sont entrés illégalement en Europe.
Le HCR, lui aussi, s'est dit favorable à la mise en place de
solutions permettant une « meilleure répartition
des responsabilités et de la "charge" que représentent
les demandeurs d'asile » entre les pays de l'Union, et
approuve la création de camps fermés pour placer, hors
d'Europe, les personnes qui utilisent "manifestement" la procédure
d'asile pour contourner les lois sur l'immigration.
Personne n'est venu rappeler que l'Europe, sur la totalité des
réfugiés répartis dans le monde, en abrite moins
de 5 %. Que l'essentiel des déplacements de population en exil
se fait dans le sens sud-sud, et non vers les pays occidentaux. Qu'à
lui seul un pays comme la Tanzanie accueille plus de réfugiés
que les 15 Etats membres de l'UE. Personne n'est venu dire que, si crise
de l'asile il y a, c'est parce que, les uns après les autres,
les pays riches durcissent leur législation relative au droit
d'asile - la France est en train de le faire - et restreignent l'accès
à une protection pour ceux qui en ont besoin.
Ni le Parlement européen ni les Parlements nationaux n'ont été
appelés à se prononcer sur ces projets de création
de camps pour demandeurs d'asile. Les députés français
qui ont débattu récemment du projet de réforme
de la loi sur l'asile n'y ont fait aucune allusion. La presse n'en a
quasiment pas fait état.
Après la conférence intergouvernementale de Thessalonique,
tout pourrait aller très vite. Une phase d'expérimentation,
pour le démarrage de projets pilotes avant la fin de l'année
2003, risque d'être lancée dès la fin du mois de
juin : la Commission européenne comme le HCR s'y sont déclarés
prêts.
La sanctuarisation de l'UE qui se dessine à travers ce projet
de délocalisation de l'asile a pour objet et aura pour effet
de remettre fondamentalement la convention de Genève en cause,
en neutralisant son application. Car si celle-ci ne fait pas obligation
aux Etats d'accueillir les demandeurs d'asile, elle n'en pose pas moins
un principe de non-refoulement. Et un système qui consiste à
éloigner d'emblée les réfugiés du pays où
ils ont présenté leur requête, et à les enfermer
dans un centre de transit à des milliers de kilomètres,
est à l'évidence en totale contradiction avec les principes
qui fondent, depuis cinquante ans, le droit d'asile.
Alors que l'ONU a choisi le 20 juin pour célébrer la
Journée mondiale du réfugié, continuerons-nous
de nous gargariser de mots tout en laissant les représentants
des gouvernements européens réunis à Thessalonique
vider de sa substance le droit d'asile ? Il est déjà fortement
remis en cause et sera définitivement enterré si l'Europe
choisit de placer des persécutés en quarantaine pour s'en
protéger au lieu de les protéger.
Dernière mise à jour :
26-08-2004 13:06
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Cette page : https://www.gisti.org/
doc/presse/2003/ferre/thessalonique.html
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