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ARTICLES
Par Anne Fairise
Article paru dans le numéro de mai 2002 de Liaisons
sociales magazine (n° 32)
Voir aussi le dossier « Emplois
fermés aux étrangers
et discriminations »
Discrimination. Camerounaise et puéricultrice ?
Impossible en France où quantité d'emplois sont soumis
à condition de nationalité. Pour l'essentiel dans le secteur
public. Écartés des postes statutaires, les non-Européens
sont parfois embauchés pour le même travail... comme contractuels,
et sous-payés. Une discrimination légale à laquelle
l'État ne s'est jamais vraiment attaqué.
Le rêve de Siporah, ce serait de travailler comme puéricultrice
dans une crèche. À 43 ans, cette Camerounaise habitant
en France depuis plus de vingt ans est prête à entamer
une formation de deux ans pour conforter son expérience,
acquise en tant que nounou chez des particuliers. Seul problème :
il n'en est pas question lorsqu'on ne possède pas une carte d'identité
française. Même déconvenue pour Naïma qui,
à la sortie du lycée, se destinait au métier de
sage-femme. Cette jeune Marocaine, qui a effectué « toute
[sa] scolarité » dans l'Hexagone, n'a pas baissé
les bras. Elle a engagé une procédure de naturalisation,
son unique recours. Des cas isolés ? Loin s'en faut. En
France, près de 7 millions de postes, soit pratiquement
30 % des emplois, sont fermés aux ressortissants qui ne
sont pas issus de l'Union européenne.
Devenir avocat ou expert-comptable, chirurgien-dentiste ou architecte ?
Impossible. Dans le secteur privé, plus d'une cinquantaine de
professions, dont une majorité organisées en ordres professionnels,
sont soumises par voie réglementaire ou législative à
condition de nationalité. Une barrière parfois renforcée
par l'obligation de détenir un diplôme français.
« La plupart de ces interdictions ont été
prises en période de crise économique, dans les années
1880, lors de la deuxième révolution industrielle, ou
dans les années 30, marquées par de fortes poussées
xénophobes », souligne Antoine Math, chercheur
à l'Institut de recherches économiques et sociales (Ires).
À ces mesures protectionnistes visant à préserver
les emplois de la « concurrence étrangère »
(notamment dans les professions ordinales) s'en sont ajoutées
d'autres, motivées, à l'époque, comme l'observe
un rapport du cabinet Bernard Brunhes [1],
par un souci de « préserver la moralité publique ».
Les professions de loisirs, liées à la diffusion de la
culture ou du savoir, sont ainsi « protégées »
de l'influence étrangère. Impossible pour des non-Européens
de diriger une publication de presse, une école privée
d'enseignement primaire ou secondaire, un casino ou une salle de spectacle.
Même veto pour des métiers considérés comme
sensibles, dans des secteurs où l'État a exercé
ou exerce toujours un contrôle étroit. Ou pour les professions
liées à un service public : la santé, la justice,
les funérailles. Pas question, par exemple, pour un Brésilien
ou un Marocain de porter la casquette de capitaine de navire français
ou, dans les airs, celle de commandant de bord. D'être notaire,
huissier de justice ou administrateur d'une fabrique d'explosifs. Ou
de diriger une entreprise de pompes funèbres, de transport de
fonds, de gardiennage ou un débit de tabac...
Mais l'essentiel des « emplois fermés »
se situe dans le secteur public, au nom du principe de « souveraineté
nationale » et d'exercice de la « puissance publique ».
Un principe interprété de façon beaucoup trop extensive,
selon le sociologue Philippe Bataille, spécialiste des questions
de discrimination. « Dans le privé comme dans le
public, le volume de postes réservés est bien supérieur
à celui des emplois qui participent effectivement aux missions
de souveraineté ou de puissance publique. Ces interdictions,
adoptées au coup par coup, se sont empilées. Sans qu'une
remise à plat ne permette de dégager le principe les justifiant,
ni que l'on contrôle leur compatibilité avec nos principes
constitutionnels. » De quoi dresser aujourd'hui une architecture
réglementaire non seulement discriminatoire, mais incohérente
et, pour partie, désuète. « Certaines interdictions
datent de la IIIe République », remarque notamment
Antoine Math.
Conscient du problème, le gouvernement Jospin s'est engagé,
fin 1998, par la voix de Martine Aubry, ministre de l'Emploi et de la
Solidarité, à « envisager la suppression
des discriminations qui n'ont plus de signification ».
Même si elle excluait les fonctions publiques, la déclaration
a comblé d'aise les associations de défense des droits
des immigrés ou des droits de l'homme qui militent pour la fin
de ces « discriminations légales ». Des associations
longtemps isolées tant le sujet a été ignoré
durant les années d'envolée du chômage, y compris
par les syndicats. « À la CFDT, comme dans d'autres
confédérations, le sujet a été occulté
par le problème de l'emploi. Il a neutralisé les questions
liées aux immigrés », reconnaissent Michel
Caron et Ommar Benfaïd, les « Messieurs Discrimination »
de la centrale cédétiste. La fin des années de
crise a fait évoluer le débat, comme la construction européenne
qui a imposé en 1991 l'ouverture des fonctions publiques aux
ressortissants communautaires. Dans beaucoup de professions libérales,
représentants et ordres professionnels ne sont plus aujourd'hui
opposés à la levée de la condition de nationalité.
Tandis que, dans les métiers de la communication, les restrictions
sont de moins en moins appliquées et les dérogations se
sont multipliées.
Mais « l'ouverture des emplois fermés »
a beau être officiellement à l'ordre du jour, les mesures
concrètes se font attendre. À la demande de leur ministère
de tutelle, des entreprises publiques ont tout juste commencé
à discuter de l'élargissement de leur statut aux extra-communautaires.
Avec prudence, en multipliant les consultations bilatérales.
« Les pouvoirs publics ont demandé aux directions
de prendre le pouls de l'entreprise et des syndicats »,
dévoile un syndicaliste.
À la RATP (38 000 salariés), le déblocage
semble en bonne voie. « Ce n'est plus qu'une question de
mois », affirme Josette Théophile, la DRH, qui
table sur une modification du statut « avant l'été
ou, au plus tard, fin 2002 ». « Les syndicats
ont nettement évolué sur la question. Comme une majorité
y sont favorables, nous entrons dans la phase formelle. »
Le changement devrait être entériné en mai par le
conseil d'administration puis ratifié par le ministère
des Transports. Mais la majorité syndicale s'est faite par défaut,
grâce à la CGT. En s'abstenant, elle a déplacé
la ligne départageant les huit organisations, entre les « pour »
(CFDT, Unsa, CGC et FO Exécution) et les « contre ».
« Sur le principe, nous ne sommes pas opposés. Mais
nous souhaitons avoir plus d'informations sur l'impact de l'élargissement »,
commente le cégétiste Gérard Lebuf.
À la SNCF (175 000 salariés), des « négociations
sont en cours », se contente d'indiquer la direction. Le dossier
sera étudié en juin lors de la commission mixte du statut,
qui réunit autour de la même table représentants
du ministère des Transport, syndicats et direction. « Il
y a une certaine pression. Les représentants des pouvoirs publics
souhaitent avancer, prenant prétexte que le dossier est bien
engagé à la RATP », note Éric Ferron,
de la CGT, favorable à l'ouverture.
Aucune discussion n'a, en revanche, été amorcée
dans les autres entreprises publiques. À EDF-GDF, la CGT n'y
mettrait pas son veto. « Le débat devra être
posé », note Jean-Claude Dougnac, de la fédération
Énergie cégétiste. Les opinions sont plus mitigées
à Air France (45 000 salariés). Les arguments avancés ?
La mise à mal du statut du personnel, le chômage ou encore
les difficultés techniques de mise en uvre (équivalence
de diplômes). « Sur le terrain, ça coince
déjà pour intégrer les pilotes européens.
Alors même qu'il n'y a plus d'obstacles réglementaires
ou pratiques. Trop de Français pointent aux Assedic. Alors, pour
les non-communautaires... », observe-t-on chez Alter,
syndicat du personnel navigant.
Dans le privé, le gouvernement commence, tout doucement, à
dépoussiérer les textes réglementaires, sous la
pression des associations, dont le Gisti (Groupe d'information et de
soutien des immigrés), qui n'ont pas hésité à
saisir le Conseil d'État. Premiers organismes autorisés
à ouvrir leurs portes ? Les caisses de Sécurité
sociale. En octobre dernier, Élisabeth Guigou a abrogé
les consignes ministérielles vieilles de vingt ans qui réservaient
aux nationaux les postes à responsabilité : agents
de direction, agents comptables, etc.
« Seuls 3 000 des 180 000 emplois étaient
concernés par la condition de nationalité. Les autres,
parce qu'ils relèvent du droit privé, sont soumis au régime
du Code du travail. Ce qui permet de recruter des étrangers.
Mais la pratique est différente. Car on a donné une interprétation
extensive, à tous les postes, de la condition de nationalité »,
dénonce Antoine Math, qui pointe du doigt l'effet de contagion
des « discriminations légales sur l'ensemble du corps
social ». « Ces interdictions renforcent le système
de discriminations illégales. Des entreprises privées
travaillant pour l'État ou pour des administrations se sont mises,
elles aussi, à exclure des étrangers. »
L'été dernier, c'est la mairie de Paris qui pose ses conditions
pour recruter, en CDD de deux mois, des peintres en bâtiment.
« Nationalité européenne ou française
exigée », précise l'annonce parue dans le gratuit
Paris Boum-Boum. Tandis que, près d'Alès, un sous-traitant
refuse d'embaucher des étrangers au prétexte qu'il a parfois
des contrats avec l'industrie militaire...
L'ouverture sera, de toute façon, limitée. Pas question
pour l'État de l'étendre aux trois fonctions publiques.
« Le critère de nationalité ne peut qu'être
maintenu et la voie de la naturalisation sera privilégiée »,
a décidé le Premier ministre en 2000. Ce qui a conduit
le gouvernement, avant l'été 2001, à refuser d'inscrire
une proposition de loi des Verts visant à modifier le Code de
la fonction publique, à l'ordre du jour de l'Assemblée
nationale. Mais, en l'espèce, l'État employeur pratique
le double langage. Car, pour effectuer les mêmes tâches
que ses fonctionnaires, il n'hésite pas à embaucher, depuis
vingt ans, une armada d'étrangers comme contractuels. Lesquels
ne bénéficient bien sûr d'aucune des garanties d'emploi
et de carrière, ni des avantages salariaux liés au statut.
Derrière les principes juridiques ostensiblement affichés
se cachent des considérations budgétaires moins avouables.
Symptomatique est la situation d'une bonne partie des 8 000 médecins
étrangers (dont 5 200 ont obtenu leurs diplômes, doctorat
de médecine au minimum, hors des frontières de l'UE) qui
font tourner les hôpitaux publics à moindre coût.
Représentant pratiquement le quart des effectifs, ils assurent
près de la moitié des gardes d'urgence. Bien que différents
dispositifs d'intégration par concours surtout
aient été créés depuis 1995 et, récemment,
via la loi sur la couverture maladie universelle (CMU), les médecins
« attachés associés » restent sur
le bord de la route. S'ils ont des fonctions analogues aux praticiens
hospitaliers, ils ne sont pas inscrits au Conseil de l'ordre des médecins
et n'ont pas le droit d'exercice « officiel » de
la médecine, c'est-à-dire la plénitude d'exercice.
Résultat : ils perçoivent, en moyenne, 1372 euros
net par mois au bas de leur fiche de paie, « soit moitié
moins que les autres praticiens pour les mêmes compétences »,
commente Mohamed ben Said, 49 ans, médecin attaché
associé depuis douze ans à l'APHP.
L'hiver dernier, l'application par les hôpitaux d'un arrêté
diminuant la rémunération des gardes réalisées
par les attachés associés a mis le feu aux poudres. Le
manque à gagner a été estimé à quelque
457,35 euros par mois pour les praticiens étrangers qui
multiplient les gardes pour s'assurer des fins de mois « décentes ».
La riposte a été immédiate : une grève
des gardes dans trois établissements parisiens (Lariboisière,
Avicenne et le centre antipoison Fernand-Vidal) sur le thème
« à travail égal, salaire égal ».
Et trois médecins membres du collectif Codemaf (pour le droit
à l'égalité des médecins attachés
et de leurs familles) ont suivi une grève de la faim de huit
jours en décembre, suscitant un mouvement de solidarité
dans le monde hospitalier. « Il n'est pas possible d'accepter
plus avant cette situation, de justifier cette exploitation par des
raisons économiques et budgétaires », s'est
indigné le professeur Bernard Debré, chef du service d'urologie
de Cochin et frère de l'ancien ministre de l'Intérieur.
L'État a fini par reculer et mis en place un système « dérogatoire »
(pour trois ans) qui garantit aux attachés associés un
niveau de rémunération des gardes semblable à celui
des autres praticiens. Et des négociations pour revoir leur statut
ont été ouvertes.
Rien de tel, en revanche, pour les professeurs étrangers des
collèges, oubliés du plan Sapin de résorption de
la précarité dans la fonction publique. Hier cantonnés
au statut de maîtres auxiliaires, la plupart sont aujourd'hui
employés comme « contractuels dix mois »,
sans perspective de titularisation. Une situation valable aussi pour
les enseignants communautaires. « L'Éducation reste
un domaine relevant des fonctions régaliennes de l'État »,
note Jean-Luc Villeneuve, du Sgen CFDT, organisation qui demande la
« titularisation pour tous ». Une possibilité
d'ailleurs obtenue par les enseignants étrangers dans l'enseignement
supérieur depuis 1982.
Même fossé statutaire dans certaines entreprises de service
public. La SNCF, depuis les années 60, a créé
un régime particulier pour ses salariés étrangers :
le PS 25. « Il offre des conditions inférieures
à celles du statut de cheminot, mais supérieures à
celles du Code du travail », résume Éric
Ferron, de la CGT. Un millier de Marocains, d'Algériens ou d'Africains
en dépendent. De fait, seule une minorité d'étrangers,
souvent les plus avisés, se sont naturalisés à
temps, avant 45 ans, pour pouvoir accéder au statut. D'autres
ont refusé de troquer leur nationalité contre la protection
statutaire.
D'où « un déroulement de carrière
moins favorable, un accès refusé à la caisse de
prévoyance des cheminots, moins de facilités de circulation
sur le réseau SNCF que les cheminots », énumère
Mohamed Slimano, 52 ans, à la SNCF depuis 1973. Cet agent
d'exploitation à Paris est arrivé spécialement
du Maroc pour travailler sur un chantier de gare de triage. « Un
travail pénible », explique ce « vrai cheminot
sauf le statut ». Autre différence de taille, la retraite,
ouverte à 60 ans pour les PS 25, contre 55 ans,
voire 50 ans pour les autres personnels. Certes, un avenant à
l'accord des 35 heures a bricolé, pour trois ans seulement,
la possibilité de partir à 55 ans en préretraite.
Mais « ce n'est intéressant financièrement
que si l'on a le nombre d'annuités nécessaires »,
reprend Mohamed Slimano, qui pense ne pas saisir l'opportunité.
Autant de situations « intenables » aux yeux du
cédétiste Michel Caron. « L'État doit
clarifier sa position sur les fonctions publiques. Et répondre
à deux questions : quels emplois relèvent des fonctions
régaliennes ? Quels droits et statuts doit-on accorder aux
étrangers ? » Selon ce syndicaliste, le débat
est à ouvrir de toute urgence pour éviter que la situation
n'empire dans les prochaines années, à la suite des départs
massifs de fonctionnaires en retraite. Face à l'inévitable
pénurie de candidats qui apparaîtra alors, la tentation
sera grande d'augmenter le nombre de contractuels étrangers.
Au risque d'aggraver les fractures statutaires.
[1]« Les emplois du secteur
privé fermés aux étrangers »
Dernière mise à jour :
21-05-2002 19:35
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