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Rapport « Immigration, emploi et chômage » du CERC

Chapitre III
L'histoire des discriminations légales sur le marché du travail

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III.1.3 - Les années 1930

Contrairement à une idée répandue, « la crise des années 1930 n'a rien de « fondateur » en ce qui concerne l'argumentation politique contre les étrangers. Les polémiques, le lexique utilisé, les techniques de mobilisation ne font que reprendre l'arsenal mis au point dans la période précédente ; à ceci près que le système des partis est maintenant constitué et la « machine" parlementaire bien rodée » [Noiriel, 1988, p. 284]

i - Un contexte de crise économique et politique

La crise mondiale atteint la France en 1931 et l'ampleur du chômage devient vite bien supérieure au niveau atteint pendant les années vingt. L'équation assénée par l'extrême-droite entre chômage et immigration finit par favoriser une montée généralisée de la xénophobie, pouvant aller jusqu'à l'assassinat, tel un Belge agressé dans le Nord en 1931 ou un Italien tué en 1933 près de Thonon. En matière de travail, les commerçants, artisans et surtout les professions libérales s'inquiètent de la concurrence des étrangers voire des naturalisés. De nombreux réfugiés, notamment d'Europe centrale et orientale, viennent en France dans les années 1934-39. Parmi eux de nombreux juifs qui fuient les persécutions. La xénophobie a ouvert la voie à l'antisémitisme : l'idée se propage qu'il y a trop d'étrangers, puis trop de naturalisés, puis trop de juifs parmi les naturalisés, et en définitive trop de juifs [Badinter, 1997, p. 32]. L'analyse des débats parlementaires de la IIIème république sur la nationalité mais aussi sur la protection du travail national (de 1882 à 1927) révèle « la vitalité de la xénophobie, voire du racisme qui va inspirer notamment la législation élaborée contre les étrangers dans les années 1930 ». « C'est dans la logique de cette xénophobie légale que s'inscrira la législation antisémite de Vichy » [Laval-Reviglio, 1996, p. 85].

ii - Le rôle particulier des professions dites « libérales » dans l'exclusion des étrangers

Les professions libérales, juristes et médecins en tête, ont joué un rôle majeur dans la mobilisation xénophobe et dans les restrictions au marché du travail. En raison d'un décalage entre la surproduction de diplômés en période d'expansion économique et la période d'exercice marquée par la crise, les professions libérales font face à des difficultés de clientèle, difficultés exacerbées par l'afflux de réfugiés issus de milieux intellectuels. « La concurrence étrangère habituellement réservée aux classes populaires touche alors de plein fouet l'élite » [Noiriel, 1988, p. 284].

ii.1- Les médecins

Très actifs pour se protéger de la concurrence étrangère, les médecins utilisent des groupes de pression (dont l'Académie de médecine) et n'hésitent pas à user de pétitions, de campagnes de presse, d'appels solennels, etc. [Noiriel, 1988, p. 286]. Ils sont même les premiers à se mobiliser à travers une proposition déposée en avril 1930 par un des leurs, le sénateur Raymond Armbruster. Très bien représenté à la Chambre et au Sénat, ce groupe social met en avant l'« intérêt du public » ou la santé des Français mais évite d'utiliser le terme de « concurrence », auquel il préfère celui de « pléthore », de crainte d'apparaître trop commercial [Noiriel, 1988, p. 286]. Un parlementaire évoquait en 1931 la nécessité « d'être capable de comprendre les finesses et les délicatesses de notre race, capable aussi de les assimiler ». Un autre dénonçait en 1932 « le plus grand nombre de praticiens marrons » et voulait en finir avec « la médecine des mercantis » et faire revivre l'esprit « sacerdotal » de la médecine française [Laval-Reviglio, 1996, p. 101].

Pour faire campagne, les médecins insistent sur le coût social de l'enseignement médical et sur le nombre d'étudiants étrangers qui est passé de 960 en 1909 à 3 870 en 1930, essentiellement d'origine roumaine, russe et polonaise. En réalité, ces étudiants retournent le plus souvent, une fois leur cursus achevé, dans leur pays. Pour preuve, le nombre de médecins est passé de 15 900 en 1901 à 26 200 en 1930, dont seulement 750 médecins étrangers. Il faut rappeler que les médecins avaient déjà obtenu en 1892 la promulgation d'une loi exigeant des diplômes français pour exercer en France. La loi Armbruster promulguée le 21 avril 1933 va plus loin : il faut désormais non seulement être muni du doctorat d'Etat français, mais il faut aussi être de nationalité française (ou encore ressortissant d'un pays placé sous le protectorat de la France, à condition que le doctorat ait été acquis en France). Cette loi supprimait la possibilité d'accorder à des médecins étrangers méritants une dispense pour exercer en France que les pouvoirs publics accordaient après consultation du lobby médical.

Mais comme la nouvelle astreinte ne concerne pas les étrangers en cours d'études et les docteurs d'Etat exerçant déjà régulièrement au jour de la promulgation de la loi, les étudiants protestent contre ce qu'ils considèrent être une insuffisance de cette loi. Ils organisent des grèves massives en 1935 et descendent dans la rue [Laval-Reviglio, 1996, p. 102]. Au cours d'une de ces grèves contre les « métèques », une étudiante juive est lynchée [Noiriel, 1988, p. 287].

« Avec le soutien actif d'Action française, les jeunes médecins français réclament les mêmes « avantages » que les avocats [qui venaient d'obtenir satisfaction, cf infra] ; la notion de Fonction publique étant extensible à souhait, ils demandent que leur profession entre elle aussi dans ce cadre » [Noiriel, 1988, p. 287]. Le député René Demange dépose le 10 janvier 1935 une proposition de loi visant à interdire aux naturalisés l'exercice de la médecine pendant dix années à compter de la naturalisation. Dans le débat, il souligne qu'il s'agit de « l'intérêt national » et que ce « véritable apostolat » ne saurait être assuré par « un étranger issu parfois d'une race fort différente ». Pour le député Louis Rolland, rapporteur, « l'exercice de la médecine ne correspond pas à une profession comme les autres » et le médecin doit être « adapté au milieu dans lequel il exerce » ce qui ne saurait pas être le cas des naturalisés trop récents. Pour le député, l'incapacité est non seulement légitime mais utile car elle oblige ces naturalisés « à se pénétrer davantage de l'esprit et du tempérament national » [Laval-Reviglio, 1996, p. 102]. L'incapacité temporaire frappant les naturalisés qui concernait déjà les avocats (cf. infra) est donc étendue aux médecins sous le gouvernement Laval par la loi du 26 juillet 1935, mais selon des modalités particulières. La loi prévoyait « quatre piliers d'incorporation des étrangers à la profession médicale française » : il fallait avoir accompli son service militaire ; en cas de réforme du service, il fallait attendre durant une période égale à celle du service ; en cas d'exemption du service en raison de l'âge, le stage d'attente était double ; enfin, les naturalisés se voyaient imposer un délai de cinq ans pour postuler à un emploi médical dans la Fonction publique. De nombreux médecins réfugiés en France ont dû abandonner leur métier. Et comme ce n'était encore pas suffisant pour les médecins français, une circulaire du 30 novembre 1935 vint prescrire la consultation des syndicats médicaux avant tout décret de naturalisation concernant un docteur en médecine.

ii.2- Les avocats

Pour faire barrage à trois cents jeunes réfugiés allemands, juifs pour nombre d'entre eux, qui terminent leurs études de droit en 1934, l'Union des jeunes avocats parvient à déposer le 22 juin 1934, par l'intermédiaire de Félix Aulois, membre du barreau, une proposition de loi révisant le Code de la nationalité de 1927. Rapportée favorablement le 30 juin 1934, examinée et votée tambour battant en quelques minutes et sans débat tant à la Chambre le 3 juillet qu'au Sénat le lendemain même, la loi est promulguée le 19 juillet 1934, moins d'un mois après le dépôt de la proposition ! L'objectif des avocats n'est pas de protéger la profession contre les étrangers puisque, depuis longtemps, le décret de 1810 est utilisé dans ce sens. L'enjeu est d'écarter les naturalisés au motif que « certaines fonctions réclament plus que d'autres une complète assimilation aux idées, habitudes et à la langue de notre pays » [Laval-Reviglio, 1996, p. 103]. Cette formule sera appelée à servir de référence ensuite pour les médecins.

La principale disposition de la loi de 1934 oppose un stage de dix ans à partir du décret de naturalisation pour accéder aux fonctions publiques rétribuées par l'Etat, être titulaire d'un office ministériel ou s'inscrire au barreau. Les juristes ne se contentent pas de cette loi d'exclusion puisque la jurisprudence qui suit la loi de juillet 1934 est encore plus restrictive. Le Conseil d'Etat décide d'exclure même les naturalisés ayant effectué leur service militaire en France. Le Conseil de l'Ordre des avocats, dominé par le barreau parisien, rejette les candidatures des individus naturalisés avant 1934, donnant ainsi une interprétation rétroactive à la loi - contraire à toute la tradition juridique française. Cette décision est confirmée par les juges de la Cour d'appel de Paris.

« Pour écarter les réfugiés mais aussi la jeunesse aisée des pays colonisés des professions juridiques, ce sont des juristes qui, pour la première fois en France, ont bafoué les droits professionnels reconnus aux Français naturalisés » [Noiriel, 1988, p285] [34]. Dans ce contexte, xénophobie et antisémitisme se sont mutuellement entretenus et des juristes, par la virulence de leurs attaques contre les étrangers, ont ainsi très largement préparé le basculement de l'opinion publique qui débouchera sur « Vichy » (cf infra) [35].

Les autres professions libérales s'engouffreront dans la brèche largement ouverte par les avocats et les médecins et la production législative va étendre la protection accordée aux nationaux à d'autres professions : ingénieurs, journalistes, médecins-vétérinaires, artistes, architectes, experts-comptables, pharmaciens, géomètres-experts, courtiers et agents généraux d'assurance. Selon Noiriel, de par leur position sociale et leur influence sur les décideurs, les professions libérales ont joué un rôle très important dans la mobilisation xénophobe bien au delà de leurs seules revendications corporatistes et vont contribuer tout au long des années 1930 à la diffusion dans l'ensemble de la société de la vision haineuse des étrangers [Noiriel, 1988, p. 287]. Des médecins utilisent le prestige de la science pour présenter les immigrés comme des pestiférés, responsables des épidémies, encombrant les lits d'hôpitaux au détriment des Français. Des juristes, pour défendre leurs intérêts corporatistes, n'hésiteront pas à rompre avec les principes traditionnels du droit français, ouvrant ainsi la porte aux mesures du gouvernement de Vichy contre les étrangers. « Les lois de dénaturalisation et de persécution des juifs viendront « couronner » dix ans de lutte pour faire « place nette » et occuper les postes » [Noiriel, 1988, p. 287].

iii - Les premières restrictions du début des années 1930 destinées à libérer le marché du travail des étrangers

Dans le contexte de crise du début des années 1930, l'indignation de l'opinion publique à l'égard des travailleurs étrangers gagne la représentation nationale dans son entier et quatre propositions de loi visant à limiter l'emploi des étrangers sont déposées en 1931, qui aboutiront, sous le gouvernement du radical-socialiste Édouard Herriot, à la loi du 10 août 1932 [Laval-Reviglio, 1996, p. 98].

Une proposition de loi de synthèse est discutée, puis adoptée à la Chambre le 21 décembre 1931 par 453 voix contre 0, socialistes et communistes s'étant abstenus. Adoptée en juillet 1932 au Sénat, elle devient la loi du 10 août 1932. Lors de la discussion à l'Assemblée, le ministre du Travail et le rapporteur expliquent qu'il s'agit d'interdire l'accès du territoire national aux ouvriers étrangers qui ne peuvent y travailler parce qu'ils prendraient la place des ouvriers français ou, argument pour le moins paradoxal, parce qu'ils seraient susceptibles de devenir des chômeurs. Sur ce dernier point, un des thèmes de prédilection encore présent de nos jours est le « coût social » que représenterait l'indemnisation des chômeurs étrangers [Laval-Reviglio, 1996, p. 98]. Dans les années 1930, ils sont les premiers licenciés dans les usines et les chantiers, ce que confirme l'analyse d'un fichier de chômeurs de la région lyonnaise [Videlier, 1996].

En fait, l'étranger est cause de tous les maux en temps de crise. Travailleur, il occupe la place dévolue aux nationaux ; chômeur, il vit au crochet du contribuable. Le député Lerolle, auteur de la proposition de résolution, rappelle le principe que « la main-d'oeuvre étrangère est une main-d'oeuvre de complément » [Laval-Reviglio, 1996, p. 98]. Les débats sont relativement consensuels. Des députés du groupe des républicains de gauche se retrouvent sur les positions de ceux de l'Action républicaine. Pour l'un « le nationalisme du ventre domine beaucoup l'internationalisme », pour tel autre député du Nord « avant la main d'oeuvre frontalière belge, la main d'oeuvre française ». Des députés se font les porte-parole de certaines professions de  l'industrie hôtelière, les professions artistiques, les courses de chevaux, etc. D'autres députés veulent aller plus loin que la proposition de loi, réclamant un recensement de la main-d'oeuvre étrangère ou encore un droit de préférence pour les Français en obligeant les employeurs à leur faire connaître les postes à pourvoir en temps opportun et par des moyens suffisants [Laval-Reviglio, 1996, pp. 98-99].

En fait, cette loi va consister à restreindre les emplois des étrangers d'une part en limitant à 5 % la proportion des étrangers dans les entreprises passant contrat avec l'Etat, les départements ou les communes (article premier), et d'autre part en fixant par décret des quotas pour les autres entreprises (article 2). Au final, la liberté de choix des employeurs reste intacte, d'autant que le patronat s'opposait déjà au contingentement de la main-d'oeuvre étrangère [Lochak, 1995b]. La loi permet au gouvernement de prendre, sur l'initiative du ministère du Travail ou des organisations syndicales ou patronales, des décrets pour fixer la proportion maximale de travailleurs étrangers dans les entreprises privées, industrielles et commerciales [Laval-Reviglio, 1996, pp. 98-99]. Ces quotas peuvent être fixés par profession pour l'ensemble du territoire ou par région. Malgré la demande pressante de certains parlementaires, l'agriculture n'est finalement pas concernée par cette loi [Weil, 1995, p. 33]. La loi d'août 1932 renforçait aussi l'obligation pour les travailleurs étrangers d'obtenir une autorisation ministérielle préalablement à leur entrée sur le territoire national et permettait un refus de séjour sur des critères arbitraires [Viet, 1996, pp. 32-33].

La loi aura surtout une portée symbolique au moment de son vote, remplissant pour fonction essentielle de satisfaire l'opinion publique. Jusqu'en 1934, l'administration applique relativement mollement la réglementation sur les quotas dans l'industrie. Les premiers décrets concernent les activités de service, par exemple les salons de coiffure, les métiers du spectacle, mais aussi les métiers du bâtiment ou la boulangerie. Ils sont relativement peu nombreux (72 en deux ans), tous signés à l'initiative des syndicats. Cette loi sera parachevée par le décret du 23 octobre 1933 réglementant la délivrance des cartes d'identité valables trois ans pour les salariés étrangers. Entre-temps, le décret du 21 mai 1932, pris au lendemain de l'assassinat de Paul Doumer par un immigré russe, renforce les sanctions pour inobservation des dispositions sur la carte d'identité et permet d'expulser les étrangers auxquels est refusée ou retirée cette carte.

iv - L'emballement xénophobe et répressif de 1934-35

Le climat politique va encore se dégrader à partir de 1934 : sur fond d'affaire Stavisky, de troubles politiques (émeutes du 6 février 1934) de remise en cause du parlementarisme, de montée des ligues d'extrême droite, la vague xénophobe s'amplifie encore. De très nombreuses lettres protestant contre la concurrence étrangère en matière d'emploi sont envoyées aux journaux, aux parlementaires et aux administrations [Milza, 1988, p. 46, Videlier, 1996]. Seul le patronat s'oppose à la limitation de la main-d'oeuvre immigrée. Non seulement la gauche n'oppose pas à la campagne xénophobe une réponse univoque, mais elle n'est pas épargnée : Edouard Herriot et Pierre Mendès-France réclament un contingentement des travailleurs étrangers ; la CGT considère dans Le Peuple du 27 novembre 1934 que « le principe de fraternité ouvrière doit fléchir au profit des travailleurs nationaux » ; le député socialiste Fernand Laurent s'exclame à la Chambre « Paradoxe irritant en France, à l'heure actuelle : 500 000 chômeurs et deux millions d'ouvriers étrangers » [Milza, 1988, p. 47], reprenant comme en écho la déclaration du 24 mars 1933 de Louis Fourès, député de droite, devant la chambre des députés : « Il y a en France 331 000 chômeurs. En rapprochant ce chiffre de 1 200 000 salariés étrangers, il est facile de se rendre compte que, si les ouvriers étrangers quittaient la France, la question du chômage serait pour nous résolue », [cité par Assouline et Lallaoui, 1996b, p. 78].

Dans ce contexte, le gouvernement de Pierre Flandin accélère en novembre 1934 le rythme de publication des décrets de la loi de 1932 : 553 en quelques semaines (contre 72 lors des deux années précédentes). Le président du Conseil veut ainsi poursuivre « l'assainissement du marché du travail » [Laval-Reviglio, 1996, p. 106]. Les mesures vont non seulement restreindre l'accès des étrangers au marché du travail, mais aussi remettre en cause leur droit au séjour. L'engrenage est en marche. En 1934, la décision est prise de ne plus accorder de carte de travail à de nouveaux migrants et de ne plus la renouveler à ceux résidant en France depuis moins de deux ans. Aucune carte de plus de 11 mois n'est délivrée. En application de la loi de 1932, un redoutable décret du 6 février 1935 limite le droit de séjour au seul département où l'étranger a obtenu sa carte et pour une validité réduite à deux ans. Ce décret remet aussi en cause le renouvellement automatique des étrangers ayant un séjour de plus de 5 ans en permettant le non renouvellement des cartes d'identité des étrangers n'ayant pas un séjour de plus de 10 ans dès lors qu'ils exercent leur activité dans un secteur économique où sévit le chômage, ce qui aboutira en 1935 à une vague de rapatriements forcés d'étrangers licenciés, dans l'indifférence générale [Noiriel, 1988, p. 91, Weil, 1995, p. 35, Viet, 1996, p. 32]. Ce décret du 6 février 1935 restreint également le regroupement familial. Une commission interministérielle destinée à « protéger » la main-d'oeuvre étrangère aboutit à redoubler la surveillance aux frontières et les expulsions par la force. 3 000 étrangers sont expulsés durant le seul premier trimestre de 1935 [Rasjfus, 1997, p. 26]. Ces mesures restrictives, complétées par le décret du 6 février 1936 pris sous le gouvernement Sarraut et généralisant le non renouvellement des titres, aboutiront dès 1936 à un repli très important des communautés espagnoles et italiennes, repli largement compensé par l'arrivée des réfugiés d'Europe de l'Est et d'Allemagne, notamment à partir de 1935 [Viet, 1996, p. 32]. Parmi ces réfugiés, on compte des dizaines de milliers d'anti-fascistes et de juifs allemands qui fuient le nazisme. Avec l'arrivée de Pierre Laval à Matignon, « la volonté de diaboliser les étrangers est devenue un mode de gouvernement » [Rasjfus, 1997, p. 26].

Déplorant que « n'importe qui venant de n'importe où peut tenir, en France, commerce de n'importe quoi », le député Joseph Denais, porte-parole des commerçants, dépose le 12 février 1935 une proposition de loi visant à instituer une réglementation pour l'inscription au registre du commerce, exigeant des étrangers une justification de cinq ans de résidence continue en France, et même de dix ans pour la profession de banquier, et réclamant que la nationalité figure sur les papiers commerciaux et sur la façade des établissements. Comme les ouvriers étrangers licenciés au titre de la loi de 1932 avaient parfois tendance à s'installer à leur propre compte et à concurrencer ainsi leur ancien patron, problème aggravé par l'afflux de réfugiés politiques, le député Michel Walter dépose une proposition de loi tendant à protéger la main-d'oeuvre artisanale. En fait, dix propositions ou résolutions seront déposées en ce sens entre 1932 et 1935 à propos des artisans ou des commerçants. Les propos reprennent les stéréotypes habituels de la haine antisémite et, si le nom de juif n'est pas prononcé, on évoque l'invasion de réfugiés politiques qui sont allemands et juifs pour la plupart.

Le gouvernement de Pierre Laval n'accorde qu'une satisfaction partielle aux artisans et commerçants. Le régime de la loi de 1932 et le décret d'application du 6 février sont étendus aux artisans par le décret-loi du 9 août 1935, avec contingentement par métier et par région. Destiné à « protéger les artisans français de la concurrence étrangère » il oblige les artisans à posséder une carte d'identité spéciale avec mention de leur activité, valable uniquement pour le département et pour le métier exercé. Les commerçants devront attendre les décrets du 12 novembre 1938 et du 2 février 1939 pour être « protégé » (cf. infra).

Malgré l'intervention, auprès de Pierre Laval, de Victor Basch, président de la Ligue des Droits de l'Homme, les décisions contre les étrangers se multiplient dans un climat de vindicte xénophobe [Lochak, 1995b ; Rasjfus, 1997]. Ce climat est également entretenu par certains syndicalistes qui, en cette période de crise et de chômage, trouvent la source des malheurs de la classe ouvrière dans la présence en France de nombreux étrangers. J. Marchal dans Le Peuple de mars 1935, l'hebdomadaire de la CGT réformiste, écrit : « Personnellement, je pense que nous devons surveiller les étrangers comme l'on surveille des adversaires ; faire tout notre possible pour les empêcher de nous nuire, et à chaque fois que cela est possible, les renvoyer dans leur pays respectif... Quelques-uns diront peut-être que je fais du nationalisme. Eh bien, si pour mériter le titre d'internationaliste il faut accepter d'être grugé par des individus qui, une fois installés en France, ne font travailler que leurs nationaux et qui, dans vingt ans, seront aussi étrangers à notre mentalité que le jour de leur arrivée, je préfère être qualifié de nationaliste mais au moins, j'aurai la conscience tranquille » [cité par Rasjfus, 1997, p27].

v - Le Front Populaire : une pause courte et très relative pour les étrangers

Le Front populaire met officiellement un terme aux refoulements et expulsions arbitraires et si la politique de retour des chômeurs n'est pas supprimée, leur assentiment doit en principe être obligatoire [Weil, 1995, p. 35]. Il faut dire que, suite à la victoire électorale, les immigrés sont particulièrement présents dans la rue et les entreprises. Ils sont aussi présents dans les syndicats. La CGT réunifiée dit être passée de 50 000 adhérents étrangers au début de 1936 à 350 000 ou 400 000 en 1937. Diverses sources montrent que les taux de syndicalisation des étrangers de toutes les nationalités explosent dans de nombreux secteurs. La production législative et réglementaire connaît une pause en 1936 et 1937. Les autorités font preuve de plus de bienveillance à l'égard des réfugiés. Une loi du 28 août 1936 annule son effet rétroactif à la loi du 19 juillet 1934 qui interdisait aux nouveaux Français, dans les dix ans suivant leur naturalisation, d'exercer une Fonction publique ou d'être inscrits au barreau. Par le décret du 14 octobre 1936, le gouvernement abroge un article du décret de février 1935 qui obligeait les étrangers souhaitant changer de domicile à avoir l'autorisation préalable du préfet. Mais peu d'efforts sont déployés pour faire appliquer les textes plus libéraux et le gouvernement en restreint même les effets au nom de la sécurité publique [Milza, 1988, p. 50]. Dans la pratique, les problèmes demeurent pour les étrangers. Notamment, des demandeurs d'asile et des chômeurs sont refoulés ou expulsés et des étrangers pourvus d'emploi se voient refuser le renouvellement de leurs titres [Weil, 1995, p. 36]. Si le Front populaire semble mettre quelque peu en sourdine l'obsession du contrôle policier, il ne met pas en oeuvre la réforme de fond visant à améliorer le statut juridique des étrangers que la gauche revendiquait lorsqu'elle était dans l'opposition. Par ailleurs, la plupart des restrictions prises dans les périodes précédentes, à commencer par la loi du 10 août 1932 limitant la main-d'oeuvre étrangère, sont maintenues et strictement appliquées.

Très rapidement, les vieux démons xénophobes réapparaissent en 1937 au moment où une quinzaine d'attentats politiques mettent en cause des étrangers [Weil, 1995, p. 42]. En septembre 1937, après un attentat, on assiste à un déchaînement xénophobe de la part de la droite, mais également de la gauche. Les radicaux s'en prennent à tous les étrangers. Pour l'Humanité, l'attentat n'est pas « français » et le 28 septembre Maurice Thorez lance de la tribune du Vèl d'Hiv devant 25 000 auditeurs « la France aux Français » [Milza, 1988, p. 51].

III.1.4 - 1938-39, un prélude à Vichy : « Xénophobie, veillée d'armes » [Lochak, 1995b] ou « Vichy avant Vichy » [Rasjfus, 1997]

Dans un tel contexte, l'année 1938 marque un tournant majeur pour les étrangers et dont les effets seront durables. De nombreux décrets-lois sont pris par le gouvernement Dalladier, investi et appuyé par toute la classe politique et une Chambre des députés issue du Front populaire : décrets-lois du 2 mai, 14 mai, 17 juin, 12 novembre 1938, 2 février, 12 avril 1939. Ces mesures créent un réseau de contraintes toujours plus dense autour des étrangers.

Il ne s'agit pas ici de détailler l'ensemble des mesures prises contre les étrangers ; nous nous limiterons à celles affectant directement et explicitement l'accès au travail et nous ne ferons qu'évoquer les mesures qui affectent indirectement mais durement cet accès, et qui constituent pour la plupart des atteintes très graves à d'autres droits (circulation, séjour, contrôle, internements, etc.)

i - Les mesures concernant directement le travail

Le décret-loi du 2 mai 1938 fait interdiction aux employeurs d'occuper un étranger sans carte, ou dans une profession ou un département autres que ceux mentionnés sur sa carte. Le décret du 14 mai 1938 pour l'application du décret-loi du 2 mai prévoit, entre autres dispositions, la subordination du droit d'occuper un emploi à la possession de la carte d'identité de travailleur, elle-même subordonnée à la production d'un contrat de travail visé par les services de la main-d'oeuvre. Toutefois, avec l'approche du conflit, le système des quotas mis en place en 1932 est assoupli dans la pratique à la demande des entreprises et la procédure de dérogation est simplifiée pour les employeurs par les décrets-lois des 20 janvier et 19 avril 1939.

Le décret-loi du 2 mai 1938 crée la carte d'artisan. Les autres mesures concernant directement le travail sont le décret-loi du 17 juin 1938 sur la protection du commerce français qui institue pour les commerçants un régime analogue à celui instauré en 1935 pour les artisans (cf supra). Les décrets du 12 novembre 1938 et du 2 février 1939 obligent les commerçants étrangers à posséder une carte professionnelle spécifique, avec la mention « commerçant » en première page. Cette carte a pour effet d'écarter les nouveaux venus, les réfugiés notamment, qui face à la rigueur des lois d'exclusion du travail salarié, s'étaient tournés vers le petit commerce et l'artisanat. Avec ce dernier texte, tous les étrangers ayant une activité rémunérée en France, hormis quelques étrangers exerçant les rares professions libérales épargnées, se trouvaient détenteurs d'une carte de travailleur.

ii - Les mesures répressives affectant par voie de conséquence le travail des étrangers.

Le gouvernement Dalladier prend de nombreuses mesures policières et répressives : l'étranger doit pouvoir présenter à tout moment les pièces justifiant la régularité de son séjour (disposition reprise en 1946), il doit signaler tout changement de résidence, toute personne logeant ou hébergeant un étranger doit le signaler au commissariat dans les 48 heures, tout étranger entré clandestinement ou sans papier est passible d'un emprisonnement d'un mois à un an (disposition reprise et renforcée de nos jours). D'autres mesures renforcent les contrôles, les conditions de séjours, limitent la circulation, les mariages, permettent les internements, les refoulements, étendent les déchéances de nationalité, etc. Elles affectent tous les aspects de la vie des étrangers résidant en France et évidemment l'accès au travail n'est pas épargné. A l'approche du conflit, les étrangers peuvent être astreints à résider dans tel ou tel lieu, peuvent être internés dans des « centres spéciaux » ou encore être expulsés sans autre motif que le désir des autorités [Weil, 1995, p. 51]. Les nouvelles obligations ou interdictions aboutissent à tisser non seulement une surveillance policière toujours plus intense mais, pour la première fois, réglementent absolument tous les aspects de l'entrée, du séjour et de la vie des étrangers [Lochak, 1995b].

La suite allait malheureusement montrer que la période de mai 1938 à juin 1940 n'était pourtant qu'un prélude qui pourrait ultérieurement être qualifiée de « Vichy avant Vichy » [Rasjfus, 1997, p17].

III.1.5 - Vichy : la poursuite d'une logique infernale d'exclusion

Comme le rappellent en effet Marrus et Paxton dans Vichy et les Juifs (1990) « il ne s'était pas produit en 1940 de rupture brutale ; bien plutôt, une longue accoutumance s'est faite pendant la décennie des années 1930, à l'idée de l'étranger et spécialement du juif, ennemi de l'Etat » et « le gouvernement Pétain n'a pas inventé la politique antijuive qu'il met en place avec tant de zèle et de passion en 1940. Chacun des éléments de ce plan était présent dans les années qui ont précédé la chute de la IIIe République » [cités par Laval-Reviglio, 1996, pp. 108-109]. En matière d'exclusion des étrangers du marché du travail comme dans d'autres domaines, Vichy reprend la « philosophie » des années précédentes. Dans la continuité de la période précédente, on « protège » les « vrais » nationaux en s'attaquant toujours davantage aux étrangers et aux Français naturalisés, notamment en n'hésitant pas à recourir aux dénaturalisations. Très vite l'opinion y étant préparée et une partie de l'administration étant désormais bien rodée, le gouvernement de Vichy parachève le tout en étendant les interdictions aux Français non nés de père français puis à tous les juifs. Les mesures terrifiantes suivront.

Même si elles seront abrogées à la Libération, les toutes premières mesures du gouvernement de Vichy, faisant rapidement suite au vote par l'Assemblée des pleins pouvoirs à Pétain le 10 juillet 1940, sont édifiantes à cet égard et il est utile de les rappeler :

  • loi du 17 juillet 1940 limitant aux citoyens nés de père français l'accès aux emplois dans les administrations publiques ;
  • loi du 22 juillet 1940 instituant une commission chargée de réviser toutes les naturalisations depuis 1927 et de retirer la nationalité française à tous les naturalisés jugés indésirables ;
  • loi du 16 août 1940 instituant un Ordre national des médecins et réservant aux citoyens nés de père français l'accès aux professions médicales (loi préparant l'opinion publique à la mise à l'écart des praticiens juifs) ;
  • loi du 10 septembre 1940 réglementant de la même manière l'accès au barreau ;
  • loi du 27 août 1940 visant, entre autres dispositions, à protéger la main-d'oeuvre nationale ;
  • loi du 27 septembre relative à la « situation des étrangers en surnombre dans l'économie nationale » (en zone non occupée, plus de quarante mille étrangers sont regroupés dans des pseudo-camps de travail sous la surveillance des gendarmes) ;
  • loi du 3 octobre portant « statut des Juifs » et énonçant toutes les interdictions à leur encontre  ;
  • loi du 4 octobre 1940 « sur les ressortissants étrangers de race juive » autorisant les préfets à les interner « dans des camps spéciaux »....


Notes

[34] Sur la xénophobie et l'antisémitisme du milieu des avocats, et notamment du barreau de Paris, au cours des années trente puis sous Vichy, voir le livre de Badinter, Un antisémitisme ordinaire, Vichy et les avocats juifs (1940-1944), Fayard, 1997. Ce n'est pas un hasard si l'exposition antisémite organisée à Paris en septembre 1941 sur le thème « Le Juif et la France » consacrera un panneau dénonçant « l'envahissement du barreau parisien par les Juifs... » et proclamant sous les portraits d'avocats juifs  : « Rien qu'à Paris, 664 Juifs sur 2025 avocats » (rappelé par Badinter, p. 25).

[35] Sur le rôle des professions juridiques, voir Le droit antisémite de Vichy (1996), ouvrage collectif absolument remarquable résultant d'un colloque tenu en 1994 sur L'encadrement juridique de l'antisémitisme sous le régime de Vichy.

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Dernière mise à jour : 13-11-2000 16:47.
Cette page : https://www.gisti.org/doc/presse/1999/cerc/chapitre-3-3.html


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