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Emploi et protection sociale, les
inégalités du droit
par Danièle Lochak
Danièle Lochak est professeur
à l'université de Paris X-Nanterre et présidente
du Gisti.
Cet article est paru dans le n° 1187 (avril
95) d'Hommes et Migrations.
Lorsqu'il s'agit de la condition des étrangers,
le droit oscille entre un principe universaliste d'égalité,
qui conduit à reconnaître aux étrangers les mêmes
droits qu'aux nationaux, et un principe réaliste de souveraineté
étatique, qui aboutit à l'inverse à légitimer
les discriminations fondées sur la nationalité. Et bien
que l'évolution de la législation aille globalement dans
le sens d'une assimilation progressive des étrangers aux nationaux,
d'importantes discriminations n'en subsistent pas moins dans certains
domaines où les étrangers sont privés de droits
reconnus aux seuls Français.
Les discriminations les plus évidentes, donc les plus connues,
concernent le droit au séjour d'une part, les droits politiques
de l'autre. Mais les discriminations sont également importantes,
quoique plus méconnues, dans la sphère des droits économiques
et sociaux. La liberté économique, entendue comme le droit
d'exercer une activité lucrative, est en effet extrêmement
encadrée, et donc limitée, par une série de règles
contraignantes. Et en matière de protection sociale, si les étrangers
sont en principe assimilés aux nationaux, ce principe connaît
un nombre non négligeable d'exceptions et ne joue que pour autant
que l'étranger est en situation régulière et que
les prestations sont liées à sa qualité de travailleur.
En dépit de l'affirmation du préambule
de 1946, selon laquelle « chacun a
le droit d'obtenir un emploi », le droit d'exercer le métier
de leur choix était, paradoxalement, mieux garanti aux étrangers
il y a un siècle qu'il ne l'est aujourd'hui. Car le nombre de professions
et d'emplois qui leur sont interdits n'a cessé de s'accroître
depuis la fin du XIXe siècle et se comptent actuellement par millions.
Les raisons en sont bien connues : la crainte, parfois, d'une influence
étrangère dans des domaines supposés sensibles, mais
beaucoup plus souvent la volonté de protéger l'activité
économique des nationaux contre la concurrence étrangère,
autrement dit des préoccupations protectionnistes et malthusiennes.
Il faut d'abord relever que la liberté de travailler ne fait
pas partie des droits fondamentaux reconnus aux étrangers, si
tant est qu'une liberté soumise à autorisation n'est pas
une liberté. En effet, ils ne peuvent exercer de profession salariée
sans être en possession d'une autorisation de travail, délivrée
et renouvelée discrétionnairement par l'administration,
en fonction de la situation de l'emploi. La règle est la même
s'agissant des professions non salariées, qui suppose la détention
d'une carte d'exploitant agricole ou d'une carte de commerçant
ou d'artisan.
Il ne faut pas perdre de vue ce point de départ, même
si dans la pratique ces contraintes ont été considérablement
allégées pour la très grande majorité des
étrangers résidant en France : en effet, ce régime
rigoureux n'est pas applicable aux ressortissants de la Communauté
européenne, et les titulaires d'une carte de résident
sont dispensés de solliciter aussi bien une autorisation de travail
qu'une carte de commerçant ou d'artisan.
Mais de cette libéralisation ne résulte qu'une liberté
tronquée : car les étrangers continuent à
être exclus d'un nombre de professions bien plus important qu'on
ne l'imagine, et les emplois qu'ils ne peuvent occuper se comptent par
millions.
Que la fonction publique soit réservée aux nationaux, soit.
Encore que cette évidence demande aujourd'hui à être
reconsidérée. Mais que penser d'entreprises publiques qui,
simplement parce qu'elles sont « publiques », refusent
d'embaucher des étrangers ?
Les étrangers sont exclus au départ de tous les emplois
de fonctionnaires, puisque le droit d'accéder à la fonction
publique, considéré comme un attribut de la citoyenneté,
est réservé par principe aux nationaux. Or la portée
de cette exclusion est quantitativement énorme : car aux deux
millions et demi d'emplois de fonctionnaires civils et militaires de l'Etat
interdits aux étrangers il faut ajouter les centaines de milliers
d'emplois de la fonction publique territoriale, d'une part, de la fonction
publique hospitalière personnel soignant (dont infirmiers)
ou agents administratifs , d'autre part. Ce qui fait au total plus
de trois millions et demi d'emplois réservés aux nationaux.
L'énormité du chiffre conduit à s'interroger
sur le bien-fondé d'une telle exclusion et des arguments généralement
invoqués pour la justifier. Car si l'on peut comprendre, dans
le cadre de l'Etat-nation, le refus de confier à un étranger
des fonctions qui l'associent à l'exercice de l'autorité
étatique police, armée, justice, impôts...
, cette explication ne vaut plus à partir du moment où
la majorité des fonctionnaires accomplissent des tâches
qui ne leur confèrent aucune prérogative particulière.
La véritable raison de cette exclusion est à chercher
ailleurs : dans le souci de réserver aux nationaux un domaine
où il seront à l'abri de la concurrence, ou encore dans
le refus de faire bénéficier les étrangers des
avantages attachés à la condition de fonctionnaire.
D'où une série de paradoxes. Premier paradoxe :
le développement de l'Etat-Providence, en multipliant le nombre
des emplois publics, et donc le nombre d'emplois fermés aux étrangers,
a accru la portée des discriminations qui les frappent, alors
que les fonctionnaires font de plus en plus souvent le même métier
que les salariés du secteur privé. Second paradoxe, qui
confine parfois au scandale : on refuse de recruter des étrangers
sur des postes de fonctionnaires, mais on accepte de les embaucher,
pour accomplir les mêmes tâches, comme auxiliaires ou contractuels,
dans des emplois où ils seront moins payés et où
ils ne bénéficieront pas de la sécurité
de l'emploi : ils servent en somme à boucher les trous,
comme l'atteste jusqu'à la caricature le recrutement d'étudiants
étrangers comme maîtres auxiliaires dans les disciplines
et les régions déficitaires, ou de médecins étrangers
dans les hôpitaux désertés par les médecins
français. Les uns comme les autres sont maintenus dans une précarité
extrême, tant sur le plan du travail que du séjour, et
parviennent rarement à obtenir un titre de séjour en qualité
de salarié qui leur permettrait de demeurer en France [1].
L'incohérence de la situation est telle qu'elle ne pourra pas
être maintenue telle quelle indéfiniment. Le législateur
a d'ailleurs introduit lui-même une brèche dans le système,
en prévoyant que des personnes de nationalité étrangère
pourraient être recrutées et titularisées dans les
corps de l'enseignement supérieur et de la recherche dans les
mêmes conditions que les Français [2].
Brèche étroite, sans doute, mais qui atteste que l'exclusion
des étrangers de la fonction publique n'a rien d'inéluctable
et qu'elle ne résulte d'aucun impératif constitutionnel
catégorique. A partir de là, on ne voit pas quelles raisons
de principe s'opposeraient à ce que la brèche soit élargie
à l'enseignement secondaire, puis à l'ensemble des emplois
d'enseignants qui représentent près de la moitié
des fonctionnaires de l'Etat ; on ne voit pas non plus pourquoi
on ne laisserait pas les étrangers accéder à d'autres
emplois de fonctionnaires, à commencer par les hôpitaux
où de nombreux postes d'infirmiers restent vacants faute de candidats.
On le voit d'autant moins qu'on l'a désormais accepté
pour les ressortissants de la Communauté européenne. En
effet, une seconde brèche importante dans le système a
dû être ouverte sous l'influence du droit communautaire.
Sans doute le Traité
de Rome exclut-il du principe de l'égalité de traitement
l'accès aux « emplois dans l'administration
publique » (art. 48) ; mais la Cour de justice
des communautés européennes a interprété
restrictivement cette exclusion, estimant que le seul fait qu'un emploi
relève de la fonction publique ne suffisait pas à en réserver
l'accès aux nationaux dès lors que cet emploi ne comportait
pas une participation, directe ou indirecte, à l'exercice de
la puissance publique, et n'avait pas pour objet la sauvegarde des intérêts
généraux de l'Etat et des autres collectivités
publiques [3]. Le législateur
français en a pris acte, et le statut de la fonction publique
a été modifié par la loi du 26 juillet 1991 pour
permettre aux ressortissants de la Communauté européenne
d'accéder à certains corps ou emplois de la fonction publique.
Des décrets ultérieurs ont ouvert aux ressortissants des
Etats membres l'accès aux différents corps de l'Education
nationale [4] , de la fonction publique
hospitalière [5], ainsi qu'à
plusieurs cadres d'emplois de la fonction publique territoriale (professeur
d'enseignement artistique, puéricultrices, éducateurs
de jeunes enfants, etc...) [6].
Cette évolution ne concerne par hypothèse qu'un nombre
limité d'étrangers : ceux qui peuvent se réclamer
du Traité de Rome. Mais elle n'en conduit pas moins à
remettre en cause la tradition bien établie d'exclusion des étrangers
de la fonction publique : or, une fois la brèche ouverte,
le caractère légitime et naturel de cette exclusion ne
peut plus s'imposer d'une façon aussi évidente qu'auparavant.
Au-delà de la fonction publique, ce principe d'exclusion s'est
étendu par contagion à la plupart des emplois du secteur
public et nationalisé : soit encore un million à un
million et demi d'emplois supplémentaires fermés aux étrangers.
Les principales entreprises publiques ne peuvent, sur le fondement des
textes actuellement en vigueur, embaucher que des agents de nationalité
françaises ou, désormais, ressortissants d'un Etat membres
de la Communauté euroépenne : c'est le cas d'EDF et
GDF, dont le personnel est soumis à un statut remontant à
1946, de la SNCF (décret du 1er juin 1950 fixant le statut des
cheminots), de la RATP, d'Air France, tant en ce qui concerne le personnel
navigant [7] que le personnel au sol, du
Commissariat à l'énergie atomique, etc... La condition de
nationalité française ne figure plus, en revanche, dans
statut du mineur, applicable au personnel des houillères et des
entreprises de production d'hydrocarbures comme Elf-Aquitaine, ni dans
le nouveau statut du personnel de la SEITA.
Pour justifier ces exclusions, on avance que les emplois en question
impliquent une participation à l'exécution d'un service
public. Mais l'explication est un peu courte : car comment justifier
alors l'emploi d'agents non titulaires étrangers dans l'administration,
qui participent eux aussi à l'exécution d'un service public ?
En réalité, ce à quoi on répugne, c'est
à donner aux étrangers les privilèges ou avantages
d'un statut, comme l'atteste le fait que les entreprises publiques recrutent
des salariés étrangers, mais uniquement pour accomplir
des tâches subalternes, et sans qu'ils bénéficient
des mêmes avantages que le reste des agents.
On peut douter de la constitutionnalité des textes législatifs
et réglementaires qui prévoient de telles discriminations
à l'embauche alors que le personnel des entreprises publiques
n'a pas la qualité d'agent public et encore moins de fonctionnaire.
On peut, plus encore, lorsqu'il s'agit d'organismes dont le personnel
relève du droit commun du travail et des conventions collectives,
s'interroger sur la compatibilité de ces dispositions avec les
dispositions du Code pénal qui répriment les refus d'embauche
fondés sur la nationalité du candidat.
Il n'y a pas, au demeurant, que les emplois publics. Il existe aussi dans
le secteur privé une liste interminable de professions réservées
aux Français. Dans certains cas, il s'agit d'emplois salariés :
ainsi, les étrangers ne peuvent être employés dans
des salles de jeu, ni exercer la profession de pilote, même dans
une compagnie privée ; mais plus souvent il s'agit de professions
indépendantes, et notamment de professions libérales, dont
la quasi-totalité n'accueillent les étrangers qu'au compte-gouttes,
sur la base de conventions bilatérales ou en vertu d'une décision
discrétionnaire de l'autorité publique. Dans ce domaine
encore, le sort des ressortissants de la Communauté européenne
se rapproche cependant de plus en plus de celui des nationaux.
Les étrangers ne peuvent, sauf disposition plus favorable d'une
convention internationale, ni tenir un débit de boissons [8],
ni gérer un débit de tabac [9],
ni exploiter des cercles de jeu ou des casinos [10],
ni se livrer à la fabrication et au commerce des armes et munitions
[11]. Ils ne peuvent diriger ni une
entreprise de spectacles, ni un établissement privé d'enseignement
technique. Ils ne peuvent pas être directeur ou gérant
d'une agence privée de recherche, non plus qu'exercer à
titre individuel ou comme dirigeant d'entreprise des activités
privées de surveillance, de gardiennage ou de transport de fonds.
Ils ne peuvent être directeurs ni d'une publication périodique
[12], ni d'un service de communication
audiovisuelle, et ne peuvent pas siéger dans le comité
de rédaction d'une entreprise éditant des publications
destinées à la jeunesse. Ils sont exclus de tout un ensemble
de métiers du secteur des transports [13],
des assurances [14] ou de la bourse
et du commerce [15]. Ils ne peuvent
se voir accorder de concession de service public ou d'énergie
hydraulique [16]. Et cette énumération,
on s'en doute, n'est pas exhaustive.
Du côté des professions dites « libérales »,
qui portent en l'occurrence bien mal leur nom, la fermeture est également
la règle. S'agissant des professions de santé, les textes
en vigueur imposent aux médecins, aux chirurgiens-dentistes et
aux sages-femmes une double exigence de nationalité française
et de possession d'un diplôme d'Etat français [17],
sous réserve des accords de réciprocité et des
conventions d'établissement conclues avec des Etats étrangers
[18], des dérogations individuelles
accordées par le ministre de la Santé dans le cadre d'un
quota fixé annuellement [19],
et bien sûr des dispositions communautaires. Des règles
analogues régissent l'exercice de la profession de pharmacien
ou de vétérinaire [20].
En revanche, la condition de nationalité a été
supprimé par la loi du 25 juillet 1985 pour l'accès à
la profession de masseur-kinésithérapeute.
Les architectes, sous les mêmes réserves [21],
les géomètres-experts [22],
et les experts-comptables [23] doivent
également avoir en principe la nationalité française,
de même que les membres des professions judiciaires. Dans ce dernier
cas, on invoque, de façon commode plus que véritablement
convaincante, le fait qu'ils participent au fonctionnement du service
public de la justice. Doivent ainsi avoir la nationalité française
non seulement les notaires, les huissiers et commissaires-priseurs,
ainsi que les administrateurs judiciaires et mandataires liquidateurs,
mais aussi les avocats : les avocats étrangers ne peuvent
exercer leur profession en France que s'ils bénéficient
d'une convention de réciprocité. La règle, ancienne,
a été maintenue par la suite, en dépit des réorganisations
successives de la profession, mais sa rigueur est atténuée
par l'existence d'assez nombreux accords de réciprocité
permettant aux étrangers ressortissants des anciens territoires
d'outre-mer d'exercer en France la profession d'avocat.
L'étendue impressionnante de ces exclusions amène inévitablement
à s'interroger sur leur légitimité. Si quelques
unes peuvent se rattacher à des préoccupations d'indépendance
nationale ou d'ordre public les étrangers étant
par définition soupçonnés de menacer l'une et l'autre...
, la plupart traduisent simplement la volonté de protéger
les nationaux contre la concurrence étrangère : très
souvent, d'ailleurs, les mesures restrictives ont été
prises à une époque relativement récente
soit dans l'entre-deux guerres, soit après la guerre ,
sous la pression des milieux professionnels concernés [24].
Or le souci malthusien des membres d'une profession de se protéger
contre la concurrence ne suffit pas à justifier, au regard des
principes à valeur constitutionnelle, l'existence de différences
de traitement entre nationaux et étrangers : dès
lors que ceux-ci ont été autorisés à s'établir
et travailler en France, ils devraient en effet pouvoir se réclamer
des principes posés par le préambule
de la constitution de 1946 : « chacun
a le droit d'obtenir un emploi », et « nul
ne peut être lésé, dans son travail ou son emploi,
en raison de ses origines ».
Par contraste, la situation des ressortissants communautaires apparaît
comme privilégiée. Le principe, en effet, est qu'ils peuvent
exercer la profession de leur choix sur le territoire de tout Etat membre
sans qu'on puisse leur opposer les règles restrictives visant
les autres étrangers ; et cela, qu'il s'agisse d'emplois
salariés, d'activités indépendantes industrielles
et commerciales, ou de professions libérales. C'est ainsi que
pour l'accès aux professions médicales et para-médicales
médecin, chirurgien-dentiste, sage-femmes, pharmacien,
vétérinaire, pédicure, opticien, orthophoniste,
orthoptiste... mais aussi à d'autres professions libérales
comme celle d'architecte, d'expert-comptable, d'avocat, etc..., l'assimilation
des ressortissants communautaires aux nationaux est aujourd'hui acquise ;
et pour qu'elle ne reste pas purement symbolique elle a été
complétée par un système général
de reconnaissance mutuelle des diplômes permettant l'exercice
de ces différentes professions. D'autres professions ou activités
se sont également ouvertes aux ressortissants communautaires,
telles que la profession de géomètre-expert ou d'agent
de change, les activités privées de surveillance, de gardiennage
et de transports de fonds, de transport de marchandises et de voyageurs,
etc... Les seules restrictions qui persistent ont un caractère
soit temporaire, soit résiduel : il est probable, par exemple,
que les fonctions d'huissier et de notaire, qui sont des officiers ministériels,
continueront à être réservées aux Français.
Il est également important de noter que, sur le fondement des
règlements communautaires, le conjoint et les enfants du ressortissant
d'un Etat membre établis en France ont le droit d'accéder
à toute activité salariée ou non salariée
dans les mêmes conditions que ce ressortissant, même s'ils
ont la nationalité d'un Etat tiers.
L'absence d'un véritable droit au travail n'empêche pas l'égalisation
progressive de la condition de l'étranger et du national au regard
de la législation sociale. Non seulement le Code du travail n'établit
aucune distinction entre nationaux et étrangers, mais il impose
l'égalité de traitement et proscrit toute discrimination
de la part de l'employeur en la matière. La tendance à l'assimilation
est ancienne pour tout ce qui touche à l'application de la réglementation
du travail au sens strict durée du travail, repos hebdomadaire,
congés payés, rémunérations... C'est la seule
façon, en effet, de protéger les travailleurs français
contre la concurrence de travailleurs étrangers qui accepteraient
des conditions d'emploi et de salaire moins favorables. La même
tendance est également perceptible, quoique plus récente,
s'agissant des prérogatives reconnues aux salariés pour
assurer la défense de leurs intérêts et participer
à la vie de l'entreprise [25].
Deux droits leur restent toutefois refusés :
- le droit d'exercer les fonctions de délégués
mineurs, au motif que ceux-ci sont investis, pour tout ce qui touche
à la sécurité, d'attributions d'ordre public
dépassant la simple fonction représentative de délégué
du personnel ;
- le droit de siéger dans les Conseils de prud'hommes, exclusion
qu'on justifie par le fait que les conseillers prud'hommes, bien que
n'ayant pas la qualité de magistrats, rendent des jugements
exécutoires et exercent de ce fait une autorité de droit
public.
Dans l'accès aux prestations sociales, de même, l'assimilation
des étrangers aux nationaux est largement réalisée.
Deux types de discriminations subsistent toutefois.
Certaines prestations dites « non contributives »,
c'est à dire financées par l'impôt et non par les
cotisations, ne sont versées aux étrangers que s'ils peuvent
se réclamer d'un accord international. Les principales d'entre
elles sont l'allocation aux adultes handicapés et l'allocation
supplémentaire du Fonds national de solidarité [26].
On a longtemps allégué, pour justifier cette exclusion,
que ces prestations étaient fondées sur l'idée
de solidarité et non d'assurance ; mais, outre que c'est
là une conception singulièrement étroite de la
solidarité sociale, limitée aux seuls nationaux, on voit
mal au nom de quelle logique les étrangers devraient en être
écartés, puisqu'ils sont astreints, au même titre
que les nationaux, au paiement de l'impôt. En réalité,
le débat sur la légitimité de cette exclusion est
désormais dépassé : d'une part, en effet,
le refus de verser ces allocations contredit les obligations résultant
de la Convention
118 de l'OIT qui prévoit l'égalité de traitement
entre nationaux et non nationaux en matière de sécurité
sociale [27] ; d'autre part le
Conseil constitutionnel a clairement affirmé, dans une décision
du 22 janvier 1990 rendue à propos de l'allocation supplémentaire
du FNS, que l'exclusion des étrangers du bénéfice
de ces allocations était inconstitutionnelle.
Cinq ans et demi plus tard, pourtant, rien n'a changé :
ni le gouvernement, ni le Parlement ne semblent se préoccuper
de mettre le Code de la sécurité sociale en conformité
avec la constitution...
Mais les discriminations indirectes, surtout depuis l'intervention de
la loi du 23 août 1993, sont plus importantes
encore, qui résultent soit de l'application du principe de territorialité,
soit de l'exigence d'un séjour régulier.
Une première entrave à l'assimilation effective des étrangers
aux nationaux résulte du principe de territorialité sur
lequel est fondé notre système de sécurité
sociale, et qui lie le bénéfice des prestations à
la résidence sur le territoire français. Même si formellement
ce principe n'instaure pas de discrimination fondée sur la nationalité,
il exclut par la force des choses plus fréquemment les étrangers
que les Français du bénéfice de certains droits.
Les prestations familiales, en particulier, ne sont versées pour
les enfants restés au pays que sur la base de conventions passées
entre la France et le pays d'origine, et selon un barême de loin
inférieur au taux valant pour la France.
C'est également en vertu du principe de territorialité
qu'il est impossible, sauf convention internationale, de liquider les
retraites depuis l'étranger : cette règle touche
les travailleurs retournés chez eux avant l'âge de 60 ans
et qui ne résident plus en France lorsqu'ils arrivent à
l'âge de la retraite. De même, il est impossible, en l'absence
de convention spécifique, d'exporter les rentes invalidité
et les rentes d'accident du travail ou de maladie professionnelle (au
mieux l'intéressé aura droit à un capital représentant
trois ans de rente), et le suivi médical, en cas de retour au
pays, n'est pas pris en charge par la sécurité sociale.
Ces règles non seulement sont discriminatoires, mais elles s'apparentent
à une spoliation pure et simple, dans la mesure où les
personnes concernées ont cotisé tout au long de leur vie
professionnelle en France sans pouvoir bénéficier des
droits correspondants.
Le droit aux prestations de la sécurité sociale est désormais
subordonné dans tous les cas à une condition de séjour
régulier. C'était déjà le cas, depuis la loi
du 29 décembre 1986, pour les prestations familiales, qui
n'étaient dues que pour les enfants nés en France ou entrés
dans le cadre d'un regroupement familial régulier. La condition
de séjour régulier a été généralisée
par la loi Pasqua : un étranger ne
peut plus être affilié à la sécurité
sociale et bénéficier des prestations, que ce soit en qualité
d'assuré social ou d'ayant-droit, que s'il est en situation de
séjour régulier [28].
En privant les personnes en situation irrégulière de
tout accès à la sécurité sociale, on compromet
à l'évidence leurs possibilités de se soigner et
on les place dans une situation de très grande précarité
(ce qui est du reste le but recherché dans la perspective
illusoire de les inciter à partir) ; mais dans un
certain nombre de cas le refus de verser les prestations s'apparentera
de surcroît à une véritable remise en cause des
droits acquis : un travailleur pourra en effet avoir cotisé
des années durant et ne pas pouvoir prétendre au versement
de la moindre prestation en cas de maladie ou au moment de prendre sa
retraite s'il n'est plus alors en situation régulière.
Le principe de la régularité du séjour vaut également
en matière d'aide sociale, mais les exceptions sont ici plus
nombreuses, dictées soit par des impératifs de santé
publique, soit par des considérations humanitaires. Ainsi, le
séjour régulier n'est exigé ni pour les prestations
d'aide sociale à l'enfance, ni pour l'aide médicale hospitalière,
laquelle inclut non seulement l'hospitalisation mais aussi les consultations
externes à l'hôpital. L'aide médicale à domicile
est subordonnée, à défaut de séjour régulier,
à la preuve d'une résidence ininterrompue de trois ans
sur le territoire français. Si ces dispositions sont moins restrictives
que celles qui avaient été primitivement proposées
par le gouvernement, l'expérience montre, hélas, qu'elles
ne suffisent pas à garantir aux personnes en situation irrégulière
un accès aux soins dans des conditions normales [29].
Le « mérite », si l'on ose dire, de la
loi Pasqua, aura été de nous rappeler que lorsqu'il s'agit
de la condition des étrangers, aucun progrès n'est jamais
définitivement acquis : il faut toujours s'attendre à
des retours en arrière douloureux.
Notes
[1] Voir l'article
de Lucile Ettahiri, « Médecins
étrangers : quel avenir en France ? »,
Plein Droit n° 26
octobre-décembre 1994.
[2] Le décret
du 6 juin 1984 relatif au statut des enseignants-chercheurs
de l'enseignement supérieur, pris pour l'application de la
loi du 26 janvier 1984, prévoit expressément la possibilité
de recruter des maîtres de conférences et des professeurs
étrangers. Le décret du 30 décembre 1983, pris
sur le fondement d'une loi du 15 juillet 1982, permet de la même
façon le recrutement de personnes de nationalité étrangère
dans les corps de chargés de recherche, directeurs de recherche,
ingénieurs de recherche, ingénieurs d'études.
[3] CJCE 17 décembre
1980, Commission c/ Royaume de Belgique, Affaire 149/79,
Recueil 1980-8, p. 3881.
[4] Décret du
30 novembre 1992 complété par le décret du 13
janvier 1993.
[5] Décret du
9 janvier 1993, complété par le décret du 26
mars 1993.
[6] Décret du
16 février 1994.
[7] Le Code de l'aviation
civile impose la nationalité française aux pilotes professionnels,
en assimilant cependant désormais les ressortissants communautaires
aux nationaux.
[8] Article L. 31 du
Code des débits de boissons. Cette restriction a été
introduite par un décret-loi du 29 juillet 1939.
[9] La gestion des
débits de tabacs, liée au monopole de l'Etat, est considérée
comme une fonction publique.
[10] Art. 3 de la loi
du 15 juin 1907 modifiée par la loi du 9 juin 1977.
[11] Décret
du 14 août 1939.
[12] Art. 6 de la
loi du 29 juillet 1881 (modifié à plusieurs reprises).
[13] Les professions
de transporteur routier, fluvial, ou aérien sont réservées
aux Français, sous réserve des conventions internationales.
[14] Les courtiers
et agents généraux doivent être français
aux termes de l'article R. 511-4 du Code des assurances.
[15] Les textes imposaient
la nationalité française aux agents de change avant
la réorganisation de la profession par la loi du 22 janvier
1988 qui confie leurs fonctions à des sociétés
de bourse. La nationalité française est imposée
aux courtiers de marchandises assermentés, aux remisiers et
gérants de portefeuille.
[16] Décret-loi
du 12 novembre 1938 et art. 26 de la loi du 16 octobre 1919 respectivement.
Deux décrets du 15 avril 1970 et du 12 mai 1971 ont toutefois
assimilé les ressortissants communautaires aux Français
dans ces deux domaines.
[17] Art. L. 356
du Code de la santé publique.
[18] Les Marocains
et les Tunisiens peuvent ainsi exercer en France la profession de
médecin.
[19] La porte est
étroite : en 1992, 100 autorisations ont été
délivrées pour 1887 demandes.
[20] Art. L. 514
du Code de la santé publique et art. 309-1 du Code rural.
[21] Art. 10 et 11
de la loi du 3 janvier 1977.
[22] Loi du 7 mai
1946 modifiée par la loi du 15 décembre 1987 qui a ouvert
la profession aux ressortissants communautaires.
[23] Ordonnance du
19 septembre 1945, modifiée par la loi du 8 août 1994
qui a ouvert la profession aux ressortissants communautaires.
[24] L'exemple de
la médecine fournit une parfaite illustration des tendances
protectionnistes teintées de xénophobie qui sont à
l'origine de la fermeture de certaines professions aux étrangers :
jusqu'en 1933, l'exercice de la médecine en France était
uniquement subordonné à la possession du diplôme
de docteur en médecine, et les étrangers pouvaient obtenir
des dispenses de scolarité et d'examens, ou des équivalences
de diplômes. En 1933, une loi votée sous la pression
des médecins, inquiets de la concurrence étrangère,
réserve l'exercice de la médecine aux Français,
et exige de surcroît, afin de faire barrage aux naturalisés,
que toutes les études aient été faites dans les
universités françaises. En 1935, ces mêmes naturalisés
se voient imposer un stage de dix ans avant de pouvoir accéder
à la profession de médecin. Aujourd'hui, les discriminations
frappant les naturalisés ont disparu, mais les autres sont
restées en vigueur.
[25] Au cours des
années 70, les salariés étrangers, qui participaient
depuis l'origine à l'élection des institutions représentatives
du personnel, ont obtenu le droit de siéger dans les comités
d'entreprise, l'éligibilité aux fonctions de délégués
du personnel, le droit d'accéder à des fonctions de
direction dans un syndicat ainsi qu'aux fonctions de délégué
syndical. La loi du 28 octobre 1982 a supprimé toutes les restrictions
qui subsistaient encore dans ce domaine. Les étrangers, salariés
ou employeurs, se sont vu également reconnaître le droit
de participer à l'élection des conseils de prud'hommes,
mais non l'éligibilité.
[26] Auxquelles s'ajoutent
l'allocation aux vieux travailleurs salariés, l'allocation
aux vieux travailleurs non salariés, l'allocation aux mères
de famille (où la condition de nationalité s'étend
non seulement à l'allocataire mais à ses enfants, puisqu'elle
n'est versée qu'aux femmes qui ont élevé des
enfants français...).
[27] Bien que la
France soutienne qu'il s'agit là de prestations d'assistance,
n'entrant pas dans le champ de ces conventions, la commission d'experts
chargée de veiller à l'application des conventions a
à plusieurs reprises émis l'avis inverse.
[28] Trois exceptions
sont prévues, respectivement au bénéfice des
mineurs ayants-droit d'un assuré social, des détenus,
des victimes d'accidents du travail.
[29] Voir « Une
protection sociale en lambeaux », Plein
Droit n° 26,
octobre-décembre 1994 .
Dernière mise à jour :
29-11-2000 20:28.
Cette page : https://www.gisti.org/
doc/presse/1995/lochak/inegalites.html
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