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Emploi et protection sociale, les inégalités du droit

par Danièle Lochak

Danièle Lochak est professeur à l'université de Paris X-Nanterre et présidente du Gisti.

Cet article est paru dans le n° 1187 (avril 95) d'Hommes et Migrations.


Lorsqu'il s'agit de la condition des étrangers, le droit oscille entre un principe universaliste d'égalité, qui conduit à reconnaître aux étrangers les mêmes droits qu'aux nationaux, et un principe réaliste de souveraineté étatique, qui aboutit à l'inverse à légitimer les discriminations fondées sur la nationalité. Et bien que l'évolution de la législation aille globalement dans le sens d'une assimilation progressive des étrangers aux nationaux, d'importantes discriminations n'en subsistent pas moins dans certains domaines où les étrangers sont privés de droits reconnus aux seuls Français.

Les discriminations les plus évidentes, donc les plus connues, concernent le droit au séjour d'une part, les droits politiques de l'autre. Mais les discriminations sont également importantes, quoique plus méconnues, dans la sphère des droits économiques et sociaux. La liberté économique, entendue comme le droit d'exercer une activité lucrative, est en effet extrêmement encadrée, et donc limitée, par une série de règles contraignantes. Et en matière de protection sociale, si les étrangers sont en principe assimilés aux nationaux, ce principe connaît un nombre non négligeable d'exceptions et ne joue que pour autant que l'étranger est en situation régulière et que les prestations sont liées à sa qualité de travailleur.

L'accès aux emplois :
des entraves innombrables

En dépit de l'affirmation du préambule de 1946, selon laquelle « chacun a le droit d'obtenir un emploi », le droit d'exercer le métier de leur choix était, paradoxalement, mieux garanti aux étrangers il y a un siècle qu'il ne l'est aujourd'hui. Car le nombre de professions et d'emplois qui leur sont interdits n'a cessé de s'accroître depuis la fin du XIXe siècle et se comptent actuellement par millions. Les raisons en sont bien connues : la crainte, parfois, d'une influence étrangère dans des domaines supposés sensibles, mais beaucoup plus souvent la volonté de protéger l'activité économique des nationaux contre la concurrence étrangère, autrement dit des préoccupations protectionnistes et malthusiennes.

Il faut d'abord relever que la liberté de travailler ne fait pas partie des droits fondamentaux reconnus aux étrangers, si tant est qu'une liberté soumise à autorisation n'est pas une liberté. En effet, ils ne peuvent exercer de profession salariée sans être en possession d'une autorisation de travail, délivrée et renouvelée discrétionnairement par l'administration, en fonction de la situation de l'emploi. La règle est la même s'agissant des professions non salariées, qui suppose la détention d'une carte d'exploitant agricole ou d'une carte de commerçant ou d'artisan.

Il ne faut pas perdre de vue ce point de départ, même si dans la pratique ces contraintes ont été considérablement allégées pour la très grande majorité des étrangers résidant en France : en effet, ce régime rigoureux n'est pas applicable aux ressortissants de la Communauté européenne, et les titulaires d'une carte de résident sont dispensés de solliciter aussi bien une autorisation de travail qu'une carte de commerçant ou d'artisan.

Mais de cette libéralisation ne résulte qu'une liberté tronquée : car les étrangers continuent à être exclus d'un nombre de professions bien plus important qu'on ne l'imagine, et les emplois qu'ils ne peuvent occuper se comptent par millions.

Un secteur public barré

Que la fonction publique soit réservée aux nationaux, soit. Encore que cette évidence demande aujourd'hui à être reconsidérée. Mais que penser d'entreprises publiques qui, simplement parce qu'elles sont « publiques », refusent d'embaucher des étrangers ?

Fonction publique : la porte étroite

Les étrangers sont exclus au départ de tous les emplois de fonctionnaires, puisque le droit d'accéder à la fonction publique, considéré comme un attribut de la citoyenneté, est réservé par principe aux nationaux. Or la portée de cette exclusion est quantitativement énorme : car aux deux millions et demi d'emplois de fonctionnaires civils et militaires de l'Etat interdits aux étrangers il faut ajouter les centaines de milliers d'emplois de la fonction publique territoriale, d'une part, de la fonction publique hospitalière — personnel soignant (dont infirmiers) ou agents administratifs —, d'autre part. Ce qui fait au total plus de trois millions et demi d'emplois réservés aux nationaux.

L'énormité du chiffre conduit à s'interroger sur le bien-fondé d'une telle exclusion et des arguments généralement invoqués pour la justifier. Car si l'on peut comprendre, dans le cadre de l'Etat-nation, le refus de confier à un étranger des fonctions qui l'associent à l'exercice de l'autorité étatique — police, armée, justice, impôts... —, cette explication ne vaut plus à partir du moment où la majorité des fonctionnaires accomplissent des tâches qui ne leur confèrent aucune prérogative particulière. La véritable raison de cette exclusion est à chercher ailleurs : dans le souci de réserver aux nationaux un domaine où il seront à l'abri de la concurrence, ou encore dans le refus de faire bénéficier les étrangers des avantages attachés à la condition de fonctionnaire.

D'où une série de paradoxes. Premier paradoxe : le développement de l'Etat-Providence, en multipliant le nombre des emplois publics, et donc le nombre d'emplois fermés aux étrangers, a accru la portée des discriminations qui les frappent, alors que les fonctionnaires font de plus en plus souvent le même métier que les salariés du secteur privé. Second paradoxe, qui confine parfois au scandale : on refuse de recruter des étrangers sur des postes de fonctionnaires, mais on accepte de les embaucher, pour accomplir les mêmes tâches, comme auxiliaires ou contractuels, dans des emplois où ils seront moins payés et où ils ne bénéficieront pas de la sécurité de l'emploi : ils servent en somme à boucher les trous, comme l'atteste jusqu'à la caricature le recrutement d'étudiants étrangers comme maîtres auxiliaires dans les disciplines et les régions déficitaires, ou de médecins étrangers dans les hôpitaux désertés par les médecins français. Les uns comme les autres sont maintenus dans une précarité extrême, tant sur le plan du travail que du séjour, et parviennent rarement à obtenir un titre de séjour en qualité de salarié qui leur permettrait de demeurer en France [1].

L'incohérence de la situation est telle qu'elle ne pourra pas être maintenue telle quelle indéfiniment. Le législateur a d'ailleurs introduit lui-même une brèche dans le système, en prévoyant que des personnes de nationalité étrangère pourraient être recrutées et titularisées dans les corps de l'enseignement supérieur et de la recherche dans les mêmes conditions que les Français [2]. Brèche étroite, sans doute, mais qui atteste que l'exclusion des étrangers de la fonction publique n'a rien d'inéluctable et qu'elle ne résulte d'aucun impératif constitutionnel catégorique. A partir de là, on ne voit pas quelles raisons de principe s'opposeraient à ce que la brèche soit élargie à l'enseignement secondaire, puis à l'ensemble des emplois d'enseignants — qui représentent près de la moitié des fonctionnaires de l'Etat ; on ne voit pas non plus pourquoi on ne laisserait pas les étrangers accéder à d'autres emplois de fonctionnaires, à commencer par les hôpitaux où de nombreux postes d'infirmiers restent vacants faute de candidats.

On le voit d'autant moins qu'on l'a désormais accepté pour les ressortissants de la Communauté européenne. En effet, une seconde brèche importante dans le système a dû être ouverte sous l'influence du droit communautaire. Sans doute le Traité de Rome exclut-il du principe de l'égalité de traitement l'accès aux « emplois dans l'administration publique » (art. 48) ; mais la Cour de justice des communautés européennes a interprété restrictivement cette exclusion, estimant que le seul fait qu'un emploi relève de la fonction publique ne suffisait pas à en réserver l'accès aux nationaux dès lors que cet emploi ne comportait pas une participation, directe ou indirecte, à l'exercice de la puissance publique, et n'avait pas pour objet la sauvegarde des intérêts généraux de l'Etat et des autres collectivités publiques [3]. Le législateur français en a pris acte, et le statut de la fonction publique a été modifié par la loi du 26 juillet 1991 pour permettre aux ressortissants de la Communauté européenne d'accéder à certains corps ou emplois de la fonction publique. Des décrets ultérieurs ont ouvert aux ressortissants des Etats membres l'accès aux différents corps de l'Education nationale [4] , de la fonction publique hospitalière [5], ainsi qu'à plusieurs cadres d'emplois de la fonction publique territoriale (professeur d'enseignement artistique, puéricultrices, éducateurs de jeunes enfants, etc...) [6].

Cette évolution ne concerne par hypothèse qu'un nombre limité d'étrangers : ceux qui peuvent se réclamer du Traité de Rome. Mais elle n'en conduit pas moins à remettre en cause la tradition bien établie d'exclusion des étrangers de la fonction publique : or, une fois la brèche ouverte, le caractère légitime et naturel de cette exclusion ne peut plus s'imposer d'une façon aussi évidente qu'auparavant.

Entreprises nationales... ou préférence nationale ?

Au-delà de la fonction publique, ce principe d'exclusion s'est étendu par contagion à la plupart des emplois du secteur public et nationalisé : soit encore un million à un million et demi d'emplois supplémentaires fermés aux étrangers. Les principales entreprises publiques ne peuvent, sur le fondement des textes actuellement en vigueur, embaucher que des agents de nationalité françaises ou, désormais, ressortissants d'un Etat membres de la Communauté euroépenne : c'est le cas d'EDF et GDF, dont le personnel est soumis à un statut remontant à 1946, de la SNCF (décret du 1er juin 1950 fixant le statut des cheminots), de la RATP, d'Air France, tant en ce qui concerne le personnel navigant [7] que le personnel au sol, du Commissariat à l'énergie atomique, etc... La condition de nationalité française ne figure plus, en revanche, dans statut du mineur, applicable au personnel des houillères et des entreprises de production d'hydrocarbures comme Elf-Aquitaine, ni dans le nouveau statut du personnel de la SEITA.

Pour justifier ces exclusions, on avance que les emplois en question impliquent une participation à l'exécution d'un service public. Mais l'explication est un peu courte : car comment justifier alors l'emploi d'agents non titulaires étrangers dans l'administration, qui participent eux aussi à l'exécution d'un service public ? En réalité, ce à quoi on répugne, c'est à donner aux étrangers les privilèges ou avantages d'un statut, comme l'atteste le fait que les entreprises publiques recrutent des salariés étrangers, mais uniquement pour accomplir des tâches subalternes, et sans qu'ils bénéficient des mêmes avantages que le reste des agents.

On peut douter de la constitutionnalité des textes législatifs et réglementaires qui prévoient de telles discriminations à l'embauche alors que le personnel des entreprises publiques n'a pas la qualité d'agent public et encore moins de fonctionnaire. On peut, plus encore, lorsqu'il s'agit d'organismes dont le personnel relève du droit commun du travail et des conventions collectives, s'interroger sur la compatibilité de ces dispositions avec les dispositions du Code pénal qui répriment les refus d'embauche fondés sur la nationalité du candidat.

Des professions interdites

Il n'y a pas, au demeurant, que les emplois publics. Il existe aussi dans le secteur privé une liste interminable de professions réservées aux Français. Dans certains cas, il s'agit d'emplois salariés : ainsi, les étrangers ne peuvent être employés dans des salles de jeu, ni exercer la profession de pilote, même dans une compagnie privée ; mais plus souvent il s'agit de professions indépendantes, et notamment de professions libérales, dont la quasi-totalité n'accueillent les étrangers qu'au compte-gouttes, sur la base de conventions bilatérales ou en vertu d'une décision discrétionnaire de l'autorité publique. Dans ce domaine encore, le sort des ressortissants de la Communauté européenne se rapproche cependant de plus en plus de celui des nationaux.

Les étrangers ne peuvent, sauf disposition plus favorable d'une convention internationale, ni tenir un débit de boissons [8], ni gérer un débit de tabac [9], ni exploiter des cercles de jeu ou des casinos [10], ni se livrer à la fabrication et au commerce des armes et munitions [11]. Ils ne peuvent diriger ni une entreprise de spectacles, ni un établissement privé d'enseignement technique. Ils ne peuvent pas être directeur ou gérant d'une agence privée de recherche, non plus qu'exercer à titre individuel ou comme dirigeant d'entreprise des activités privées de surveillance, de gardiennage ou de transport de fonds. Ils ne peuvent être directeurs ni d'une publication périodique [12], ni d'un service de communication audiovisuelle, et ne peuvent pas siéger dans le comité de rédaction d'une entreprise éditant des publications destinées à la jeunesse. Ils sont exclus de tout un ensemble de métiers du secteur des transports [13], des assurances [14] ou de la bourse et du commerce [15]. Ils ne peuvent se voir accorder de concession de service public ou d'énergie hydraulique [16]. Et cette énumération, on s'en doute, n'est pas exhaustive.

Du côté des professions dites « libérales », qui portent en l'occurrence bien mal leur nom, la fermeture est également la règle. S'agissant des professions de santé, les textes en vigueur imposent aux médecins, aux chirurgiens-dentistes et aux sages-femmes une double exigence de nationalité française et de possession d'un diplôme d'Etat français [17], sous réserve des accords de réciprocité et des conventions d'établissement conclues avec des Etats étrangers [18], des dérogations individuelles accordées par le ministre de la Santé dans le cadre d'un quota fixé annuellement [19], et bien sûr des dispositions communautaires. Des règles analogues régissent l'exercice de la profession de pharmacien ou de vétérinaire [20]. En revanche, la condition de nationalité a été supprimé par la loi du 25 juillet 1985 pour l'accès à la profession de masseur-kinésithérapeute.

Les architectes, sous les mêmes réserves [21], les géomètres-experts [22], et les experts-comptables [23] doivent également avoir en principe la nationalité française, de même que les membres des professions judiciaires. Dans ce dernier cas, on invoque, de façon commode plus que véritablement convaincante, le fait qu'ils participent au fonctionnement du service public de la justice. Doivent ainsi avoir la nationalité française non seulement les notaires, les huissiers et commissaires-priseurs, ainsi que les administrateurs judiciaires et mandataires liquidateurs, mais aussi les avocats : les avocats étrangers ne peuvent exercer leur profession en France que s'ils bénéficient d'une convention de réciprocité. La règle, ancienne, a été maintenue par la suite, en dépit des réorganisations successives de la profession, mais sa rigueur est atténuée par l'existence d'assez nombreux accords de réciprocité permettant aux étrangers ressortissants des anciens territoires d'outre-mer d'exercer en France la profession d'avocat.

L'étendue impressionnante de ces exclusions amène inévitablement à s'interroger sur leur légitimité. Si quelques unes peuvent se rattacher à des préoccupations d'indépendance nationale ou d'ordre public — les étrangers étant par définition soupçonnés de menacer l'une et l'autre... —, la plupart traduisent simplement la volonté de protéger les nationaux contre la concurrence étrangère : très souvent, d'ailleurs, les mesures restrictives ont été prises à une époque relativement récente — soit dans l'entre-deux guerres, soit après la guerre —, sous la pression des milieux professionnels concernés [24]. Or le souci malthusien des membres d'une profession de se protéger contre la concurrence ne suffit pas à justifier, au regard des principes à valeur constitutionnelle, l'existence de différences de traitement entre nationaux et étrangers : dès lors que ceux-ci ont été autorisés à s'établir et travailler en France, ils devraient en effet pouvoir se réclamer des principes posés par le préambule de la constitution de 1946 : « chacun a le droit d'obtenir un emploi », et « nul ne peut être lésé, dans son travail ou son emploi, en raison de ses origines ».

Par contraste, la situation des ressortissants communautaires apparaît comme privilégiée. Le principe, en effet, est qu'ils peuvent exercer la profession de leur choix sur le territoire de tout Etat membre sans qu'on puisse leur opposer les règles restrictives visant les autres étrangers ; et cela, qu'il s'agisse d'emplois salariés, d'activités indépendantes industrielles et commerciales, ou de professions libérales. C'est ainsi que pour l'accès aux professions médicales et para-médicales — médecin, chirurgien-dentiste, sage-femmes, pharmacien, vétérinaire, pédicure, opticien, orthophoniste, orthoptiste... — mais aussi à d'autres professions libérales comme celle d'architecte, d'expert-comptable, d'avocat, etc..., l'assimilation des ressortissants communautaires aux nationaux est aujourd'hui acquise ; et pour qu'elle ne reste pas purement symbolique elle a été complétée par un système général de reconnaissance mutuelle des diplômes permettant l'exercice de ces différentes professions. D'autres professions ou activités se sont également ouvertes aux ressortissants communautaires, telles que la profession de géomètre-expert ou d'agent de change, les activités privées de surveillance, de gardiennage et de transports de fonds, de transport de marchandises et de voyageurs, etc... Les seules restrictions qui persistent ont un caractère soit temporaire, soit résiduel : il est probable, par exemple, que les fonctions d'huissier et de notaire, qui sont des officiers ministériels, continueront à être réservées aux Français.

Il est également important de noter que, sur le fondement des règlements communautaires, le conjoint et les enfants du ressortissant d'un Etat membre établis en France ont le droit d'accéder à toute activité salariée ou non salariée dans les mêmes conditions que ce ressortissant, même s'ils ont la nationalité d'un Etat tiers.

La protection sociale :
une égalité illusoire

L'absence d'un véritable droit au travail n'empêche pas l'égalisation progressive de la condition de l'étranger et du national au regard de la législation sociale. Non seulement le Code du travail n'établit aucune distinction entre nationaux et étrangers, mais il impose l'égalité de traitement et proscrit toute discrimination de la part de l'employeur en la matière. La tendance à l'assimilation est ancienne pour tout ce qui touche à l'application de la réglementation du travail au sens strict — durée du travail, repos hebdomadaire, congés payés, rémunérations... C'est la seule façon, en effet, de protéger les travailleurs français contre la concurrence de travailleurs étrangers qui accepteraient des conditions d'emploi et de salaire moins favorables. La même tendance est également perceptible, quoique plus récente, s'agissant des prérogatives reconnues aux salariés pour assurer la défense de leurs intérêts et participer à la vie de l'entreprise [25]. Deux droits leur restent toutefois refusés :
  • le droit d'exercer les fonctions de délégués mineurs, au motif que ceux-ci sont investis, pour tout ce qui touche à la sécurité, d'attributions d'ordre public dépassant la simple fonction représentative de délégué du personnel ;

  • le droit de siéger dans les Conseils de prud'hommes, exclusion qu'on justifie par le fait que les conseillers prud'hommes, bien que n'ayant pas la qualité de magistrats, rendent des jugements exécutoires et exercent de ce fait une autorité de droit public.

Dans l'accès aux prestations sociales, de même, l'assimilation des étrangers aux nationaux est largement réalisée. Deux types de discriminations subsistent toutefois.

Discriminations directes

Certaines prestations dites « non contributives », c'est à dire financées par l'impôt et non par les cotisations, ne sont versées aux étrangers que s'ils peuvent se réclamer d'un accord international. Les principales d'entre elles sont l'allocation aux adultes handicapés et l'allocation supplémentaire du Fonds national de solidarité [26].

On a longtemps allégué, pour justifier cette exclusion, que ces prestations étaient fondées sur l'idée de solidarité et non d'assurance ; mais, outre que c'est là une conception singulièrement étroite de la solidarité sociale, limitée aux seuls nationaux, on voit mal au nom de quelle logique les étrangers devraient en être écartés, puisqu'ils sont astreints, au même titre que les nationaux, au paiement de l'impôt. En réalité, le débat sur la légitimité de cette exclusion est désormais dépassé : d'une part, en effet, le refus de verser ces allocations contredit les obligations résultant de la Convention 118 de l'OIT qui prévoit l'égalité de traitement entre nationaux et non nationaux en matière de sécurité sociale [27] ; d'autre part le Conseil constitutionnel a clairement affirmé, dans une décision du 22 janvier 1990 rendue à propos de l'allocation supplémentaire du FNS, que l'exclusion des étrangers du bénéfice de ces allocations était inconstitutionnelle.

Cinq ans et demi plus tard, pourtant, rien n'a changé : ni le gouvernement, ni le Parlement ne semblent se préoccuper de mettre le Code de la sécurité sociale en conformité avec la constitution...

Discriminations indirectes

Mais les discriminations indirectes, surtout depuis l'intervention de la loi du 23 août 1993, sont plus importantes encore, qui résultent soit de l'application du principe de territorialité, soit de l'exigence d'un séjour régulier.

Le principe de territorialité

Une première entrave à l'assimilation effective des étrangers aux nationaux résulte du principe de territorialité sur lequel est fondé notre système de sécurité sociale, et qui lie le bénéfice des prestations à la résidence sur le territoire français. Même si formellement ce principe n'instaure pas de discrimination fondée sur la nationalité, il exclut par la force des choses plus fréquemment les étrangers que les Français du bénéfice de certains droits. Les prestations familiales, en particulier, ne sont versées pour les enfants restés au pays que sur la base de conventions passées entre la France et le pays d'origine, et selon un barême de loin inférieur au taux valant pour la France.

C'est également en vertu du principe de territorialité qu'il est impossible, sauf convention internationale, de liquider les retraites depuis l'étranger : cette règle touche les travailleurs retournés chez eux avant l'âge de 60 ans et qui ne résident plus en France lorsqu'ils arrivent à l'âge de la retraite. De même, il est impossible, en l'absence de convention spécifique, d'exporter les rentes invalidité et les rentes d'accident du travail ou de maladie professionnelle (au mieux l'intéressé aura droit à un capital représentant trois ans de rente), et le suivi médical, en cas de retour au pays, n'est pas pris en charge par la sécurité sociale. Ces règles non seulement sont discriminatoires, mais elles s'apparentent à une spoliation pure et simple, dans la mesure où les personnes concernées ont cotisé tout au long de leur vie professionnelle en France sans pouvoir bénéficier des droits correspondants.

La régularité du séjour

Le droit aux prestations de la sécurité sociale est désormais subordonné dans tous les cas à une condition de séjour régulier. C'était déjà le cas, depuis la loi du 29 décembre 1986, pour les prestations familiales, qui n'étaient dues que pour les enfants nés en France ou entrés dans le cadre d'un regroupement familial régulier. La condition de séjour régulier a été généralisée par la loi Pasqua : un étranger ne peut plus être affilié à la sécurité sociale et bénéficier des prestations, que ce soit en qualité d'assuré social ou d'ayant-droit, que s'il est en situation de séjour régulier [28].

En privant les personnes en situation irrégulière de tout accès à la sécurité sociale, on compromet à l'évidence leurs possibilités de se soigner et on les place dans une situation de très grande précarité (ce qui est du reste le but recherché dans la perspective — illusoire — de les inciter à partir) ; mais dans un certain nombre de cas le refus de verser les prestations s'apparentera de surcroît à une véritable remise en cause des droits acquis : un travailleur pourra en effet avoir cotisé des années durant et ne pas pouvoir prétendre au versement de la moindre prestation en cas de maladie ou au moment de prendre sa retraite s'il n'est plus alors en situation régulière.

Le principe de la régularité du séjour vaut également en matière d'aide sociale, mais les exceptions sont ici plus nombreuses, dictées soit par des impératifs de santé publique, soit par des considérations humanitaires. Ainsi, le séjour régulier n'est exigé ni pour les prestations d'aide sociale à l'enfance, ni pour l'aide médicale hospitalière, laquelle inclut non seulement l'hospitalisation mais aussi les consultations externes à l'hôpital. L'aide médicale à domicile est subordonnée, à défaut de séjour régulier, à la preuve d'une résidence ininterrompue de trois ans sur le territoire français. Si ces dispositions sont moins restrictives que celles qui avaient été primitivement proposées par le gouvernement, l'expérience montre, hélas, qu'elles ne suffisent pas à garantir aux personnes en situation irrégulière un accès aux soins dans des conditions normales [29].

Le « mérite », si l'on ose dire, de la loi Pasqua, aura été de nous rappeler que lorsqu'il s'agit de la condition des étrangers, aucun progrès n'est jamais définitivement acquis : il faut toujours s'attendre à des retours en arrière douloureux.


Notes

[1] Voir l'article de Lucile Ettahiri, « Médecins étrangers : quel avenir en France ? », Plein Droit n° 26 octobre-décembre 1994.

[2] Le décret du 6 juin 1984 relatif au statut des enseignants-chercheurs de l'enseignement supérieur, pris pour l'application de la loi du 26 janvier 1984, prévoit expressément la possibilité de recruter des maîtres de conférences et des professeurs étrangers. Le décret du 30 décembre 1983, pris sur le fondement d'une loi du 15 juillet 1982, permet de la même façon le recrutement de personnes de nationalité étrangère dans les corps de chargés de recherche, directeurs de recherche, ingénieurs de recherche, ingénieurs d'études.

[3] CJCE 17 décembre 1980, Commission c/ Royaume de Belgique, Affaire 149/79, Recueil 1980-8, p. 3881.

[4] Décret du 30 novembre 1992 complété par le décret du 13 janvier 1993.

[5] Décret du 9 janvier 1993, complété par le décret du 26 mars 1993.

[6] Décret du 16 février 1994.

[7] Le Code de l'aviation civile impose la nationalité française aux pilotes professionnels, en assimilant cependant désormais les ressortissants communautaires aux nationaux.

[8] Article L. 31 du Code des débits de boissons. Cette restriction a été introduite par un décret-loi du 29 juillet 1939.

[9] La gestion des débits de tabacs, liée au monopole de l'Etat, est considérée comme une fonction publique.

[10] Art. 3 de la loi du 15 juin 1907 modifiée par la loi du 9 juin 1977.

[11] Décret du 14 août 1939.

[12] Art. 6 de la loi du 29 juillet 1881 (modifié à plusieurs reprises).

[13] Les professions de transporteur routier, fluvial, ou aérien sont réservées aux Français, sous réserve des conventions internationales.

[14] Les courtiers et agents généraux doivent être français aux termes de l'article R. 511-4 du Code des assurances.

[15] Les textes imposaient la nationalité française aux agents de change avant la réorganisation de la profession par la loi du 22 janvier 1988 qui confie leurs fonctions à des sociétés de bourse. La nationalité française est imposée aux courtiers de marchandises assermentés, aux remisiers et gérants de portefeuille.

[16] Décret-loi du 12 novembre 1938 et art. 26 de la loi du 16 octobre 1919 respectivement. Deux décrets du 15 avril 1970 et du 12 mai 1971 ont toutefois assimilé les ressortissants communautaires aux Français dans ces deux domaines.

[17] Art. L. 356 du Code de la santé publique.

[18] Les Marocains et les Tunisiens peuvent ainsi exercer en France la profession de médecin.

[19] La porte est étroite : en 1992, 100 autorisations ont été délivrées pour 1887 demandes.

[20] Art. L. 514 du Code de la santé publique et art. 309-1 du Code rural.

[21] Art. 10 et 11 de la loi du 3 janvier 1977.

[22] Loi du 7 mai 1946 modifiée par la loi du 15 décembre 1987 qui a ouvert la profession aux ressortissants communautaires.

[23] Ordonnance du 19 septembre 1945, modifiée par la loi du 8 août 1994 qui a ouvert la profession aux ressortissants communautaires.

[24] L'exemple de la médecine fournit une parfaite illustration des tendances protectionnistes teintées de xénophobie qui sont à l'origine de la fermeture de certaines professions aux étrangers : jusqu'en 1933, l'exercice de la médecine en France était uniquement subordonné à la possession du diplôme de docteur en médecine, et les étrangers pouvaient obtenir des dispenses de scolarité et d'examens, ou des équivalences de diplômes. En 1933, une loi votée sous la pression des médecins, inquiets de la concurrence étrangère, réserve l'exercice de la médecine aux Français, et exige de surcroît, afin de faire barrage aux naturalisés, que toutes les études aient été faites dans les universités françaises. En 1935, ces mêmes naturalisés se voient imposer un stage de dix ans avant de pouvoir accéder à la profession de médecin. Aujourd'hui, les discriminations frappant les naturalisés ont disparu, mais les autres sont restées en vigueur.

[25] Au cours des années 70, les salariés étrangers, qui participaient depuis l'origine à l'élection des institutions représentatives du personnel, ont obtenu le droit de siéger dans les comités d'entreprise, l'éligibilité aux fonctions de délégués du personnel, le droit d'accéder à des fonctions de direction dans un syndicat ainsi qu'aux fonctions de délégué syndical. La loi du 28 octobre 1982 a supprimé toutes les restrictions qui subsistaient encore dans ce domaine. Les étrangers, salariés ou employeurs, se sont vu également reconnaître le droit de participer à l'élection des conseils de prud'hommes, mais non l'éligibilité.

[26] Auxquelles s'ajoutent l'allocation aux vieux travailleurs salariés, l'allocation aux vieux travailleurs non salariés, l'allocation aux mères de famille (où la condition de nationalité s'étend non seulement à l'allocataire mais à ses enfants, puisqu'elle n'est versée qu'aux femmes qui ont élevé des enfants français...).

[27] Bien que la France soutienne qu'il s'agit là de prestations d'assistance, n'entrant pas dans le champ de ces conventions, la commission d'experts chargée de veiller à l'application des conventions a à plusieurs reprises émis l'avis inverse.

[28] Trois exceptions sont prévues, respectivement au bénéfice des mineurs ayants-droit d'un assuré social, des détenus, des victimes d'accidents du travail.

[29] Voir « Une protection sociale en lambeaux », Plein Droit n° 26, octobre-décembre 1994 .

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Dernière mise à jour : 29-11-2000 20:28.
Cette page : https://www.gisti.org/ doc/presse/1995/lochak/inegalites.html


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