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Plein Droit n° 64, avril 2005
« Étrangers devant l'école »

Du récit de persécution

Jean-Michel Belorgey
Président de section
à la Commission des recours des réfugiés

Ces nouvelles réflexions sur le contentieux du droit d’asile font suite à l’analyse que l’auteur faisait, dans un précédent numéro de Plein droit [1], des éléments sur lesquels se fonde le juge pour se forger une intime conviction, alors que suspicion de fraude et fragilité des témoignages rendent ce contentieux incertain. Le texte ci-après s’interroge, lui, sur la manière de lire ou d’entendre les récits de persécution. Là encore, le soupçon de mensonge, omniprésent, conduit officiers de protection et juges à traquer les contradictions.

La procédure de demande d’asile, lorsqu’elle se déroule de façon normale, sans qu’à un moment ou à un autre, les opportunités offertes par le législateur ou le pouvoir réglementaire ou les hiérarchies conduisent à en sauter une étape, comporte normalement :

  • un premier récit, écrit, des persécutions invoquées, contenu dans le dossier déposé à l’OFPRA ; il n’y a pas trace du récit, le cas échéant, produit aux frontières, et dont les insuffisances peuvent néanmoins, sinon fonder, du moins déboucher sur un refoulement, de statut juridique incertain ; ce premier récit peut, en revanche, être complété ou corrigé par des productions ultérieures, avant entretien ou à l’occasion d’un entretien ou à défaut d’entretien ;

  • un second récit, oral celui-là, et éventuellement un troisième s’il y a plusieurs entretiens, se présentant sous forme de réponses aux questions posées par l’officier de protection, à la lumière, on peut le penser, du premier récit écrit, lorsque le demandeur bénéficie d’un entretien, ce qui n’est malheureusement pas la règle ;

  • un nombre variable de récits écrits, présentés à l’appui de la demande d’annulation du refus de reconnaissance par l’OFPRA de la qualité de réfugié ;

  • un récit oral, qui peut être le second, le troisième, le quatrième, le cinquième, etc., en réponse aux questions posées lors de l’audience à la Commission des recours des réfugiés par le rapporteur et les trois membres (président et assesseurs) de la formation de jugement.

La portée qu’il conviendrait de prêter à ces récits devrait à l’évidence être différente selon :

  • le niveau scolaire et intellectuel du demandeur ;

  • son degré apparent ou présumable d’épuisement physique, de désorganisation psychique et d’angoisse ;

  • les caractéristiques de son milieu culturel d’origine ;

  • la langue d’expression, selon que le demandeur parle ou non français, mais, surtout si ce n’est pas le cas, les circonstances dans lesquelles chacun des récits produits a été rédigé ou énoncé ;

  • le type de langue d’expression du demandeur ; les langues sont inégalement précises sur la computation du temps, le repérage de l’espace, les liens entre sensations, raisonnements et comportements ;

  • le rédacteur, si le demandeur ne parle pas français et, encore plus, est analphabète dans sa langue d’origine, de chacun des récits (écrivain public, travailleur social, militant politique ou syndical, avocat, et encore de quel profil).

Or, ce n’est pas à cela, et de loin, que sont enclins ou dressés les officiers de protection, les rapporteurs et la majorité des membres des formations de jugement de la Commission des recours des réfugiés. Il se pourrait même, si formation il y a, qu’elle soit de sens contraire. Ceci sous la pression d’une rumeur qui veut que la plupart des demandeurs d’asile soient des menteurs et bénéficient de toutes sortes de complicités pour accréditer leurs mensonges, autant que faute d’avoir cherché à élucider la nature particulière du public auquel on a affaire, et de l’exercice auquel on s’adonne.

Pour investir d’une dignité juridique des investigations et des verdicts qui ne sauraient l’acquérir par cette voie, officiers de protection et juges font essentiellement porter leur effort sur la recherche de contradictions entre récits. Toute persécution qui n’est pas invoquée de façon précise dans le premier récit est systématiquement mise en doute. Toute incertitude sur les chronologies est retenue à charge. On exige du demandeur qu’il fasse preuve, en matière de connaissance de la vie politique et des institutions, notamment judiciaires, de son pays d’origine, de sa géographie, de la topographie des villes, quartiers, lieux de détention, d’une connaissance rigoureuse, qu’aucun national, en France, n’aurait des mêmes sujets. Ni ce qu’il en dit, ni ce qu’en ont compris et retracé les intermédiaires, qu’ils parlent ou non exactement sa langue, que celle-ci et la culture qu’elle exprime se prêtent ou non à l’exactitude, que les souffrances invoquées rendent ou non plausibles un état de honte, d’hébétude, ou de confusion mentale, n’est tenu pour convaincant s’il ne fait montre à la fois de rigueur et de talent. Assez. Pas trop. Trop de talent, comme pas assez, nuit. Ce n’est pas un hasard si certains souhaiteraient interdire la motivation des recours devant la Commission des recours des réfugiés par référence aux productions antérieures ; cela présenterait, outre l’avantage qu’il en coûte plus d’efforts et d’argent au demandeur, celui de faciliter l’apparition de contradictions, dont même lorsque l’existence est avouée et revendiquée par le demandeur lui-même, on use aujourd’hui pour le disqualifier.

Un cas type est celui de la rédaction d’un premier récit par un intermédiaire stipendié et désinvolte, et/ou entraîné aux élégances d’expression du conteur traditionnel et de l’écrivain public – style Mille et une nuits, Dekobra colonial [2],ou auteur de polar de gare –, ce premier récit étant ultérieurement totalement désavoué par le requérant, partiellement rasséréné par un séjour hors du pays de persécution, et comprenant mieux ou moins mal le sens de l’aventure où il est engagé. Tout cela est retenu par le juge comme preuve de non crédibilité des récits ultérieurs.

Il n’est pas rare, au reste, que l’entretien avec l’officier de protection (dans nombre de dossiers, les notes prises par celui-ci le révèlent très clairement) soit conduit sur un ton et dans un climat qui ne peuvent que pousser le demandeur à des contradictions sur lesquelles l’interrogateur se fondera pour conclure au rejet de la demande. C’est à l’évidence le cas lorsque l’intervieweur reproche à l’interviewé de ne pas bien connaître la formation politique dont il est membre, ou de ne pas bien savoir décrire un prétoire ou un camp de détention – « Allons donc, vous ne me la ferez pas ! » – ; l’interviewé étant ultérieurement comme tétanisé. C’est aussi le cas quand certaines formations de jugement adoptent la même attitude, combinée ou non à un déni des réalités les plus notoires, ailleurs que dans le milieu diplomatique, des pays réputés revenus à une situation politique normale.

Les avocats n’aident pas toujours, il est vrai (encore que, sans avocat, on n’ait, à la Commission des recours des réfugiés, que des chances limitées [3], voire nulles si on a établi le premier dossier seul et sans l’appui du personnel d’un CADA) : ils sont trop portés à tenter de suppléer, par des descriptions de la situation politique d’ensemble, les flous des itinéraires individuels. N’aident pas non plus, quelquefois, les assesseurs du Haut Commissariat aux Réfugiés les plus soucieux, à juste titre, de ne pas brader ou jouer à la baisse le droit d’asile, ni d’aller trop loin dans la constatation de la faible juridicité de l’exercice auquel ils sont associés, et qui accentuent, du coup, inconsciemment, le décalage entre cet exercice et les expériences humaines dont ils devraient rendre possible la prise en compte sans trop de biais.

Il faut de fait, tout à la fois, se garder de casser son instrument de travail, et ne pas en assurer la défense d’une manière qui l’empêche d’être secourable à ceux pour la protection de qui il a été conçu. Défi à peine soutenable. Même quand on a conçu le souci d’en comprendre la nature. Ce qui ne va déjà pas de soi.


Notes

[1] « L’asile et l’intime conviction du juge », Plein droit n° 59-60, mars 2004. Cet article est aussi le prolongement des réflexions développées par Jérôme Valluy dans « La fiction juridique de l’asile », Plein droit n° 63, décembre 2004.

[2] Maurice Dekobra a été, dans l’entre-deux guerres, un auteur célèbre de romans coloniaux.

[3] C’est pourquoi il est si choquant, et selon toute vraisemblance contraire à l’esprit de la Convention de Genève, que soit refusé au demandeur d’asile entré irrégulièrement sur le territoire, le bénéfice de l’aide juridictionnelle ; étant entendu qu’un demandeur d’asile est normalement « inopiné », comme on le disait curieusement pour s’étonner qu’il en existe de cette espèce, à l’époque de l’afflux des réfugiés du Sud-Est asiatique en provenance des camps vietnamiens ou thaïlandais ; étant entendu aussi qu’il est bien rare que l’arrivée régulière en France, la détention d’un passeport, surtout délivré récemment, ou d’un visa, ne soit pas retenu comme indice d’une absence de persécution.

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Dernière mise à jour : 15-04-2005 13:11 .
Cette page : https://www.gisti.org/ doc/plein-droit/64/recit.html


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