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Plein Droit
n° 55, décembre 2002
« Parcours, filières
et trajectoires »
Salvatore Palidda
Université de Gênes
Fulvio Vassallo Paleologo
Université de Palerme - Membre de l'ASGI
(Association d'études juridiques sur l'immigration)
et de l'ICS (Consortium italien de Solidarité)
Le cas de l'immigration étrangère en Italie est révélateur
du traitement et du sort réservés aujourd'hui aux migrations.
A la merci des trafiquants, exposés à la mort lors de
leurs tentatives de migrations, soumis à un néo-esclavagisme
dont s'alimente le développement des économies souterraines
dans les pays développés, les migrants sont l'objet de
traitements violents non seulement de la part des polices et des militaires
des pays dominants et des pays de départ qui coopèrent
à cette politique, mais aussi de la part des petits et grands
patrons.
Au cours de la dernière décennie, d'importants changements
sont intervenus au sein des migrations en Italie [1]. Entre 1991 et la fin de l'année 2001, le nombre d'immigrés
réguliers est passé de 648 935 à 1 362 630,
atteignant 2,4 % de la population totale, pourcentage relativement
modeste. Cependant, au cours de cette décennie, le traitement
et le sort des migrants se sont beaucoup aggravés. Au sein de
la classe politique, la concurrence entre le centre-gauche et le centre-droit,
qui s'est essentiellement polarisée sur la question « insécurité-migrations »,
a conduit l'Italie à adopter une politique de fermeture qui a
entraîné des conséquences parfois dramatiques. On
a ainsi assisté à une augmentation continue du nombre
de morts lors des tentatives d'immigration par voie terrestre et surtout
maritime (en particulier des centaines de personnes se sont noyées
entre août et septembre 2002 près des côtes siciliennes) [2] ; des milliers d'expulsions ont été effectués
touchant parfois des personnes qui avaient droit à l'asile (presque
cent mille en dix ans) ; la criminalisation et l'autocriminalisation,
en particulier des jeunes, n'a cessé d'augmenter : le nombre
de plaintes concernant des Italiens est, à l'heure actuelle,
six fois moins élevé que celui visant les étrangers,
et le taux d'arrestations dix fois inférieur ; les immigrés
sont de plus en plus souvent la cible de la police, si bien qu'en 2002,
les étrangers représentent plus de 36 % des personnes
incarcérées alors qu'ils n'étaient que 12 %
en 1987 (60 % des détenus étrangers sont en attente
de procès pour délits mineurs, alors que ce pourcentage
n'atteint pas 40 % chez les Italiens). La situation d'irrégularité
n'a cessé d'augmenter, ce qui explique qu'il ait fallu procéder
à cinq régularisations (sanatorie) en quinze ans
touchant 120 000 personnes en 1986, 220 000 en 1990, 246 000
en 1996, environ 250 000 entre 1999 et 2000, et probablement 300
à 350 000 en 2002. Aux Etats-Unis, les irréguliers
sont passés de cinq millions et demi en 1999 à plus de
sept millions en 2001, ce qui prouve que la guerre militaro-policière
contre les migrations ne stoppe pas l'immigration clandestine, celle-ci
étant indispensable à l'économie néo-libérale.
En Italie, la très grande majorité des immigrés
a connu un jour ou l'autre une situation d'irrégularité,
soit parce que les possibilités d'accès au permis de séjour
sont quasi inexistantes, soit parce qu'une bonne partie des réguliers
finit par glisser dans l'irrégularité n'étant plus
en mesure de remplir les conditions requises pour le renouvellement
du permis de séjour : environ 30 à 35 % des
migrants réguliers se trouvent chaque année dans cette
situation. L'essentiel de la demande de main-d'uvre immigrée
provient depuis toujours des activités de l'économie souterraine
qui, en Italie, atteint plus de 28 % du PNB (ce taux est d'environ
16 % en France) [3] :
ceci explique donc le grand intérêt que peuvent représenter
les clandestins.
La fin de la guerre dans les Balkans ayant laissé croire que
la situation dans cette région s'était stabilisée,
les migrants qui en étaient originaires ont donc été
rapidement exclus de l'accès aux permis temporaires. Entre-temps,
l'Italie a signé des accords bilatéraux avec vingt-trois
pays, notamment ceux des Balkans et du Maghreb. Parmi les dispositions
contenues dans ces accords, le volet coopération policière
semble être celui qui a fonctionné avec le plus d'efficacité,
moins à l'égard des organisations criminelles d'Italiens
installées dans les Balkans que vis-à-vis des petits délinquants
et des sans-papiers en provenance de cette région (les seuls
criminels n'étant que des ex-policiers, ex-militaires et ex-agents
des services secrets).
» Le gouvernement Berlusconi-Fini-Bossi est en train de devenir,
en Europe, l'exemple accablant de la plus cynique négation des
droits élémentaires des migrants.
C'est, en partie, cette intense activité policière qui
peut expliquer la quasi-disparition des passages ou des débarquements
clandestins d'immigrés à travers les frontières
terrestres du Nord-Est (entre l'Autriche, la Suisse, la Slovénie
et l'Italie) ou sur les côtes adriatiques italiennes à
partir des côtes slovènes, croates, albanaises, du Montenegro
ou de Grèce. En effet, au cours des années 1990, la majorité
des arrivées dites clandestines en Italie venaient des Balkans,
alors qu'auparavant elles étaient originaires du Maghreb et arrivaient
par la Sicile. Ce changement témoigne aussi d'une sorte de sélection
informelle ou tacite favorisée par la police à travers
ce qu'on appelle en Italie la « gestion des règles
du désordre » [4].
Ainsi, la grande majorité des nouveaux immigrés en Italie
était composée de femmes venant de pays « catholiques »
(à travers les filières des missionnaires, des ONG et
des paroisses), à savoir des Philippines et des Péruviennes,
et d'hommes et de femmes venant des pays de l'Est (Ukraine et Roumanie
en particulier).
L'hostilité sociale et institutionnelle envers les immigrés
venant de pays dits islamiques ou musulmans mais aussi africains en
général s'est totalement banalisée dans les pratiques
quotidiennes des acteurs dominants et des citadins « zélés ».
A cette hostilité « dissuasive » s'est ajoutée
une campagne de crimina-lisation des jeunes immigrés d'origine
maghrébine et albanaise : leur taux d'incarcération dépasse
de seize à vingt fois celui des Italiens.
La grande majorité des tentatives d'immigration depuis 1998
a été le fait de personnes originaires de pays en guerre
ou faisant l'objet de persécutions (c'est notamment le cas des
Kurdes, des Somaliens, des Soudanais, etc.), c'est-à-dire de
personnes qui auraient droit à l'asile politique ou humanitaire
mais qui cherchent à fuir l'Italie parce que ce pays ne garantit
pas un véritable droit d'asile et parce que leurs parents sont
installés dans d'autres pays. L'Italie étant le seul pays
de l'Union européenne à n'avoir pas encore adopté
de loi sur l'asile conformément aux directives de l'UE, elle
est essentiellement un pays de transit pour les réfugiés.
Cette « vague » d'immigration clandestine (en réalité
d'ampleur relativement modeste) a concerné surtout les côtes
de la Calabre et de la Sicile et a été alimentée
par des trafiquants utilisant des gros bateaux pourris à partir
des côtes turques.
Avec l'arrivée de la droite au pouvoir (après mai 2001),
la situation n'a cessé de s'aggraver et le nombre de morts le
long des trajectoires terrestres et surtout maritimes, près des
côtes siciliennes, d'augmenter de manière impressionnante.
La droite a en effet pris la direction du pays en promettant l'« immigration-zéro »
et la guerre totale aux « clandestins », en annonçant
une loi et des pratiques très dures allant de l'ordre donné
aux militaires et aux policiers de tirer sur les bateaux de « clandestins »,
jusqu'aux expulsions immédiates par décision de l'autorité
de police.
Avant même l'entrée en vigueur de la loi Bossi-Fini (qui
porte le nom du chef de la Ligue Nord le parti le plus xénophobe
et du chef du parti dit post-fasciste), le décret du 9
avril 2002 a entériné la pratique des expulsions avec
accompagnement immédiat à la frontière, bien que
cette disposition soit suspectée d'inconstitutionnalité
par la Cour Constitutionnelle. Celle-ci a en effet affirmé la
nécessité d'un contrôle juridique effectif sur toute
mesure administrative limitative de liberté à l'encontre
des immigrés irréguliers, en particulier lorsque l'expulsion
doit être exécutée immédiatement sans passage
par le centre de rétention. Le gouvernement a ainsi voulu répondre
aux décisions des juges qui avaient censuré l'action des
autorités de police lors du rapatriement immédiat d'immigrés
irréguliers, parfois demandeurs d'asile, avant même que
les instances judiciaires aient pu examiner les recours présentés
par les défenseurs de ces expulsés.
Pour la nième fois, au cours de l'été 2002, le
gouvernement Berlusconi a proclamé l'état « d'urgence-immigration »,
qui autorise toutes les autorités locales à prendre des
mesures d'exception comme la sous-traitance privée pour la création
de centres de rétention et l'embauche de personnel à temps
partiel. Les préfectures de police ont improvisé des « centres
de transit » pour les nouveaux arrivants qui sont ensuite
envoyés vers les centres de rétention afin d'être
expulsés. Les centres dits « d'accueil »
fonctionnent désormais comme des centres de rétention
et, dans les faits, sont utilisés également pour les demandeurs
d'asile.
Le pouvoir discrétionnaire de la police est de plus en plus
grand, ce qui lui permet d'ignorer parfois les demandes de secours,
de laisser se noyer les candidats à l'immigration, de faire inculper
des pêcheurs qui ont porté secours à des personnes
en train de se noyer. Les nouveaux arrivants sont d'emblée considérés
comme des clandestins, soupçonnés d'être à
la merci des mafias et donc destinés à être expulsés
avant même de vérifier s'ils ont droit ou non à
l'asile.
Dès lors, dans les faits, la police agit à son gré :
le sort de chacun dépend de la tendance raciste ou au contraire
humaniste du militaire ou du policier auquel on a affaire, mais, d'une
manière générale, la prétendue pression
de l'opinion publique incite à la brutalité ou au cynisme.
Ce qui s'est passé sur l'île de Lampedusa est, en ce sens,
exemplaire : dans ce qui aurait du être un centre d'accueil
à l'intérieur de la zone militaire de l'aéroport
de Lampedusa (au sud de la Sicile), des centaines d'immigrés
demandeurs d'asile ont subi une détention très longue
dans des conditions d'indigence totale et ont parfois été
expulsés sans que leur demande d'asile ait pu être examinée
dans le respect des règles.
Dans ce contexte, la bataille des ONG (notamment l'ASGI et l'ICS) et
de leurs avocats est exténuante, en particulier en Sicile et
dans les petites îles les plus au sud d'une Europe qui désormais
rejette vers la mort celui qui aspire au salut.
Le gouvernement Berlusconi-Fini-Bossi, qui représente à
la fois les intérêts libéraux et l'opinion xénophobe
profite de l'héritage d'un centre-gauche sécuritaire et
hostile aux migrants. Il est en train de devenir, en Europe, l'exemple
accablant de la plus cynique négation des droits élémentaires
des migrants et d'une forme d'une légitimation des privilèges
des citadins « inclus ». C'est dans ce contexte
qu'interviennent la mort des candidats à l'immigration (par manque
de secours ou parce qu'ils ont été rejetés ou même
« coulés »), les expulsions sans respect
des règles, le refus d'accorder l'asile aux réfugiés,
la criminali-sation quotidienne de centaines de jeunes incarcérés
à la suite du nettoyage ethnique des territoires urbains, le
néo-esclavagisme réservé aux clandestins et, enfin,
une régularisation qui va rapporter beaucoup d'argent à
l'Etat et à une multitude de petits patrons, arnaqueurs et experts
dans ce genre d'opération. La situation de ces immigrés
restera cependant toujours précaire et à la merci du pouvoir
discrétionnaire de la police et des acteurs sociaux les plus
puissants. Voilà donc comment, en Italie, le centre-gauche a
préparé le triomphe d'une droite qui en arrive même
à attaquer une bonne partie de l'église catholique l'accusant
d'être complice des migrants et du terrorisme. On assiste là
au triomphe de la domination libérale, c'est-à-dire d'une
citoyenneté européenne fondée sur la négation
de la citoyenneté pour tous les ressortissants de pays dominés.
Bibliographie
- Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 129/1999
- Revue de l'ASGI, Diritto, Immigrazione, Cittadinanza.
- N° 298 de la revue aut aut (avec articles de Mezzadra
et Rahola)
- Dal Lago, A., 1999, Non-persone. L'esclusione dei migranti in
una società globale, Milan, Feltrinelli.
- Palidda, S., 2000, Polizia postmoderna. Etnografia del nuovo
controllo sociale, Feltrinelli, Milan.
- Palidda, S., 2001, Devianza e vittimizzazione tra i migranti,
Ismu/Angeli, Milan.
- Palidda S, Dal Lago A., 2002, « L'immigration et la politique
d'immigration en Italie », dans Bribosia E. et Rea
A. (sous la dir. de), Les nouvelles migrations. Un enjeu européen,
Editions Complexe, Bruxelles,2002, pp.183-206
- www.stranieri.it
(site pour tous les aspects juridiques)
Notes
[1] Pour une analyse plus
approfondie du cas italien voir Palidda et Dal Lago, 2002. Voir aussi
Palidda, « Criminalisation et guerre aux migrations »,
à paraître dans le n° spécial d'Hommes et
Migrations (actes de la journée d'étude du 11 mai
2002 à Paris par l'URMIS-CNRS).
[2] Rappelons que le premier
acte de guerre contre les migrants a pris pour cible le bateau Kater
Y Rades coulé par la marine militaire italienne qui avait
reçu l'ordre de ne laisser passer personne (le chef du gouvernement
de l'époque était Romano Prodi) : plus de quatre-vingt
Albanais sont alors morts noyés dont plus de la moitié
étaient des femmes et des enfants. S'il est vrai que les militaires
et les pêcheurs italiens ont parfois porté secours aux
migrants en train de se noyer, dans la plupart des cas, selon plusieurs
ONG, ils font semblant de n'avoir reçu aucun signal : c'est ce
qui s'est produit avec le bateau Johan coulé au sud de
la Sicile avec plus de trois cents personnes à bord malgré
les SOS envoyés (la marine italienne a toujours nié avoir
intercepté ces signaux alors que leur enregistrement est désormais
prouvé). Enfin, en août 2002, les autorités de police
ont accusé des pêcheurs siciliens qui ont sauvé
des dizaines de migrants en train de se noyer de favoriser l'immigration
clandestine, alors qu'ils avaient reçu, par radio, un message
des autorités portuaires les autorisant à leur porter
secours.
[3] Voir F. Schneider,
Department of Economics, Johannes Kepler, University of Linz.
[4] Cette expression désigne
une pratique de contrôle oscillant entre resserrement et relâchement
des mailles du contrôle social, « entre carotte et bâton ».
Dernière mise à jour :
21-12-2002 15:52
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