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Plein Droit
n° 55, décembre 2002
« Parcours, filières
et trajectoires »
Smain Laacher
Sociologue, Centre d'étude
des mouvements sociaux
Laurette Mokrani
Auteur réalisateur
Quitter son pays pour aller dans un autre clandestinement
ne peut s'envisager que si l'on est sûr de réussir. Et
cette certitude, c'est le passeur qui va la fournir car lui seul a la
réputation de transformer le désir en réalité.
À partir des témoignages recueillis au cours des enquêtes
qu'il a effectuées auprès de personnes exilées,
l'auteur expose ici les facteurs qui règlent le « système
de relations qui se nouent entre l'exilé et ses passeurs et
qui leur donnent sens ».
Il y a, dans tous les discours sur l'immigration « clandestine »,
qu'ils soient savants, politiques ou militants, une figure rémanente,
celle du « passeur ». Impossible de les dissocier.
Une expression ne va jamais sans l'autre. Dès que l'une est énoncée,
comme dans une sorte de langage automatique, l'autre suit aussitôt,
liée par une relation de cause à effet. Sans d'ailleurs,
à cet égard, que l'on sache vraiment avec discernement
qui, de l'immigration clandestine ou du passeur, produit la cause et
constitue l'effet. Aussi, le plus souvent, à défaut d'une
compréhension systématique, assistons-nous à une
dénonciation et à une condamnation, dans le même
mouvement, d'un processus historique (l'immigration « clandestine »
comme rapport de domination entre nations) et d'une activité
sociale rémunérée (celle consistant à
conduire illégalement des personnes ou des groupes de personnes
sans identité officielle d'un espace national à un autre).
Le départ de son pays sans autorisation et l'entrée dans
un espace national autre que le sien sans permission n'est concevable
et possible que si, malgré tout ce qui s'y oppose (interdits
juridiques et administratifs, contrôle de la police, expulsion
sans autre forme de procès ou reconduite dans son pays d'origine,
etc.), l'on a l'assurance d'y parvenir. Cette assurance n'est pas seulement
subjective ; en tout cas, elle ne suffit pas à elle seule
pour passer à l'acte (« il faut partir »,
« c'est le moment de partir », etc.). Pour être
assuré d'accomplir ce voyage incertain jusqu'à un pays
d'accueil possible, il faut la présence d'un passeur. Cette présence
n'est pas commode ou utile, elle est vitale. Le passeur, seul, a la
réputation de pouvoir transformer le désir en réalité.
Personne ne conçoit cette aventure sans s'adjoindre les services
plus ou moins attestés de ce « guide » très
spécial. Aussi, nous n'envisagerons pas, dans ce texte, ces deux
personnages comme deux figures antithétiques que l'on a toujours
séparées pour les besoins de la morale (le passeur est
un salaud) ou de la connaissance (comprendre le chemin de l'exil en
ne s'intéressant qu'à l'exilé), mais comme une
figure complexe d'un phénomène unique : celui de
tout départ forcé (suite à la misère, à
la guerre, à des conflits locaux, etc.) effectué en toute
méconnaissance du bon itinéraire illégal pour arriver
sain et sauf dans un pays aussi sûr que possible.
Ce texte, à partir de matériaux accumulés au fil
d'enquêtes, se propose, pour la première fois, de contribuer
à une mise en ordre du système de relations qui se nouent
entre l'exilé et ses passeurs. En aucun cas il ne s'agira pour
nous, ici, de construire une théorie de ces relations mais, plus
simplement, dans un premier temps, l'espace de cet article, d'en exposer
empiriquement les facteurs qui les ordonnent et qui leur donnent sens
du point de vue des acteurs.
« Le plus improbable, quand on veut quitter l'Irak, c'est
d'obtenir les papiers nécessaires : il faut des mois d'efforts
et payer beaucoup d'argent. Mais ça ne m'est pas venu à
l'esprit d'essayer de sortir illégalement. ça me paraissait
beaucoup trop dangereux, et je ne savais même pas par où
aller. Une fois la frontière passée, on entre dans un
autre monde. Beaucoup plus facile, mais en même temps beaucoup
plus terrible : inhumain, au sens strict de ce mot » [1].
Dans toute société, il existe des cadres sociaux et des
institutions, et une certaine familiarité à leurs règles
et à leur mode de fonctionnement. Les univers sociaux dans lesquels
on vit sont maîtrisés sans problèmes majeurs. Avant
le grand départ, on trouvait dans ce tissu social des appuis
et des recours habituels de toutes sortes : moral, matériel,
financier, et une protection si nécessaire. À l'instant
où l'on quitte illégalement son pays, où l'on franchit
la première frontière, on rompt ces multiples liens d'appartenance
et de relative sécurité pour leur en substituer un autre,
celui de la remise de soi entre les mains d'un passeur.
Commence alors un nouvel apprentissage, celui de l'arbitraire, de la
solitude et de l'insécurité : bien sûr, on
ne quitte pas un éden pour entrer dans un enfer. Mais, excepté
les situations de persécutions explicites, collectives ou non,
et de fuite dans la précipitation, les personnes n'ont généralement
pas été confrontées brutalement à ces formes
de violences symboliques et physiques.
« Les passeurs, c'est ce que j'ai rencontré de
pire dans ma vie. Des gens comme ça, je ne pensais pas que ça
existait. Je savais la procédure, payer et passer ; mais
comment se conduisent ces gens, je n'aurais jamais imaginé ça ».
La décision de partir est rarement une décision individuelle,
elle est prise le plus souvent en famille et en réponse à
une situation qui touche cette même famille dans son ensemble.
Autant dire que ce ne sont pas les seuls intérêts de l'individu
sur le point de partir qui sont en jeu. Elle ne s'appuie pas non plus
sur une seule motivation mais, le plus souvent, sur une conjonction
de facteurs où l'économique le dispute au politique, pour
dire les choses rapidement.
Si partir répond toujours à une nécessité,
et parfois à une urgence, préparer le départ demande
du temps : c'est une décision réfléchie, et
qui engage d'abord soi et son avenir, mais aussi sa famille à
qui il faudra « rendre » des comptes et, tôt
ou tard, faire les comptes de ce qui a été financièrement
engagé pour rendre le départ possible. Si l'on prend le
temps de décider de partir, en revanche, il est quasiment impossible
d'imaginer à l'avance le parcours que l'on va devoir effectuer
et les conditions que l'on va rencontrer. Dans leur immense majorité,
les candidats au départ n'ont jamais quitté jusqu'alors
leur famille, leur ville ou leur village.
« Au cours de langue que j'ai suivi à Paris, j'ai
parlé avec des Chinois, des Japonais, des Américains.
Quand j'ai raconté que j'avais traversé la Turquie, la
Grèce et l'Italie pour arriver ici, ils ont dit que j'avais de
la chance, parce qu'eux, ils avaient simplement pris un avion direct
pour Paris ».
La distance est considérable entre l'imagerie habituelle attachée
au voyage de loisir, sorte de périple passionnant répondant
à un désir personnel de découverte et d'aventure,
et la réalité de ce que vivent les individus en transit
illégal d'un pays à l'autre. La première de ces
réalités, c'est le recours obligé à un passeur.
Probablement personne aujourd'hui, en provenance de tel ou tel pays
d'Asie ou d'Afrique, ne pourrait envisager d'arriver en Europe sans
l'aide d'un passeur. D'ailleurs, rares sont ceux qui parlent de « voyage » :
presque toujours ce qui est évoqué, c'est le « passage »
et les « difficultés du passage ».
Même s'il existe quelques différences dans les procédures,
quand la décision de partir a été prise, la démarche
est toujours la même : le candidat à l'exil se met
ou est mis en contact avec un passeur, il s'accorde avec lui sur le
coût et les modalités de paiement, puis il attend le moment
propice pour le départ. Hormis la décision initiale de
partir, quasiment plus aucun choix n'est possible. L'importance décisive
du passeur rend celui-ci seul maître du jeu. Il accepte ou refuse
la demande de départ de l'exilé ; il annonce et décide,
en dernier lieu, du prix et de toutes les conditions de paiement ;
enfin, il choisit seul le jour et l'heure du départ, et quels
seront l'itinéraire et les moyens de transports appropriés
qui conduiront au pays de « destination finale ».
La « négociation » est profondément
asymétrique. Le passeur n'offre aucune garantie de succès,
mais seulement une possibilité d'accès. La chance ou la
malchance feront le reste. Sans lui, cette possibilité, fut-elle
infime, n'existe pas.
En général, le premier contact se fait avec l'aide d'un
intermédiaire, un membre de la famille, un ami ou une connaissance
qui désigne le passeur auquel il convient de s'adresser. Les
migrants emploient le mot anglais agent (en français
au sens d'agent, représentant ou agent artistique) et
non celui de smuggler (en français au sens de contrebandier,
fraudeur) quand ils évoquent les passeurs. Non que la notion
de fraude soit totalement absente de la définition, mais lorsqu'on
veut parvenir illégalement en Europe, on sait qu'il est impératif
de s'adresser à des professionnels qui officient dans des agences
quasi officielles. Certains ont pignon sur rue, en Turquie, en Grèce,
dans le Kurdistan irakien. On s'adresse à eux de la même
manière qu'en passant la porte de n'importe quelle agence de
voyage en Europe, on s'attend à rencontrer des professionnels
dont ce soit le métier de nous faire voyager dans les meilleures
conditions et au plus proche de nos vux.
Mais, à la différence d'agences officielles, les passeurs
ne sont soumis à aucune obligation de moyens ou de résultats,
à aucun cahier des charges, à aucune réparation.
Aucune contestation n'est possible, ni évidemment aucune sécurité
ni protection.
Cette réalité-là est connue sans l'être,
elle est seulement subodorée, puisque l'organisation des réseaux
de passeurs (mode de fonctionnement interne et relations communautaires
ou ethniques entre les réseaux) comme toute organisation mafieuse,
est tenue secrète.
Une fois en relation de face à face avec le passeur, celui-ci
fixe ses conditions.
« Quand j'ai téléphoné au contact
que j'avais, rendez-vous m'a été donné devant mon
hôtel. Deux hommes sont arrivés en voiture, je suis monté
avec eux, ils m'ont conduit à une cafétéria. Là,
on s'est assis et dix minutes après, l'agent est arrivé :
jeune, très bien habillé, très chic et très
soigné, bardé de téléphones portables et
accompagné de quatre gardes du corps, tous kurdes. Il est tout
de suite entré dans le vif du sujet, me demandant ce que je voulais.
J'ai dit "aller en Europe", il m'a répondu "j'ai un
passage par l'Italie, en bateau ou en camion". Il s'est tu, il a
fait mine de réfléchir, et il a ajouté "mais
pour toi, ce qu'il te faut, c'est le bateau. Prends le bateau", sur
le ton d'une évidence, comme une solution vraiment adaptée
à mon cas, et comme un cadeau qu'il m'aurait fait en me conseillant
ce choix. J'ai demandé des précisions, si c'était
un bateau normal. Il m'a répondu "bien sûr ! C'est
un très bon bateau qui transporte des voyageurs, des touristes.
Tu verras, c'est très bien. Je te le garantis !" Huit
jours après, encouragé par une nuée de coups de
bâtons distribués par les passeurs qui frappaient les gens
pour qu'ils embarquent plus vite, j'ai grimpé la passerelle d'un
vieux cargo presque à l'état d'épave pour me retrouver,
quelques instants après, enfermé au fond d'une cale en
compagnie de 450 autres personnes, prendre la mer, et être
rattrapé par la police turque quelques heures plus tard... ».
En général, l'entretien a lieu sans cordialité
ni animosité. Le passeur, aux yeux de l'exilé, est à
la fois un technicien des transports, un spécialiste de géographie
physique et un redoutable commerçant qui cherche à vendre
des services rares. Comme tous les marchands, il présente méthodiquement
et gravement le champ des possibles qui ne sont pas infinis, c'est-à-dire
les solutions dont il a la maîtrise, une voie ou une autre, plus
ou moins rapide, plus ou moins dangereuse, plus ou moins chère.
Il nomme un pays de transit, un pays de destination, et il propose un
moyen de transport, avion, voiture, camion, bateau ou à pied.
Si le « client » a une demande précise, selon
qu'il est en mesure où non de donner suite à ce choix
préalable, il défendra ou au contraire déconseillera
tel ou tel mode de déplacement.
« Quand j'ai été ramené à
Dohok, après avoir été pris sur le bateau au large
d'Istanbul, j'ai pris contact avec un autre passeur. Il m'a proposé
de rejoindre la Turquie par la montagne, à pied, puis l'Italie
par bateau. Il disait "c'est ce qu'il y a de mieux, tu verras".
Justement, j'avais déjà vu... J'ai refusé. Alors
il m'a dit : "tu ne m'intéresses pas, va t-en" ».
Le passeur n'entre pas plus avant dans les explications : le détail
est proscrit ; il ne dit jamais comment se déroulera le
voyage ni combien de temps il durera. Parce que, le plus souvent, il
ne le sait pas lui-même, mais aussi parce qu'il ne faut pas inquiéter
le « client ». En outre, les passeurs n'ont pas
non plus la maîtrise totale de tous les axes. Les filières,
en réalité, sont organisées à l'intérieur
de certains pays et entre certains pays, avec des réseaux de
« correspondants ». Il y a des axes de passage balisés
et contrôlés, et d'autres qui ne le sont pas : un
migrant qui, de Dohok, voudrait gagner l'Australie ne trouverait sans
doute pas de « circuit ». En revanche, arriver en
Angleterre, via la Turquie, la Grèce et l'Italie, ou le Maroc
et l'Espagne puis la France, et faire effectuer le paiement en Allemagne,
par exemple, où le migrant aurait préalablement envoyé
son argent, est un schéma parfaitement possible car maîtrisé
par les passeurs.
Bien souvent, le prix qui est demandé n'est pas identique pour
un même trajet, et l'aléa ne tient pas au passeur mais
au client ; en un mot, il n'y a pas de barème à respecter
expressément : le passeur part d'un prix plancher, celui
fixé par « le réseau », et le relève
à hauteur de ce qu'il estime être les moyens financiers
de son client. La différence entre le prix plancher (que le passeur
reversera au réseau) et la somme réellement perçue
constitue sa commission. Ainsi, d'un migrant à l'autre utilisant
le même passeur, les prix varient, parfois très sensiblement,
sans que cela corresponde à la moindre différence dans
les conditions du voyage.
« Le premier passeur que j'ai vu, à Istanbul, m'a
demandé 2 800 dollars pour le passage. J'ai dit que
j'allais réfléchir. Le soir, j'ai changé d'hôtel.
Le patron m'a demandé si je voulais aller en Europe. J'ai dit
oui. Il m'a proposé de m'arranger ça pour 1 800 dollars.
Le premier passeur m'avait été indiqué par un ami.
Le patron de l'hôtel, je ne le connaissais pas. J'ai réfléchi
toute la nuit. J'ai décidé qu'il valait mieux payer plus
cher et être plus sûr d'arriver. Mais, quand le départ
a eu lieu, quelques jours après, alors que nous étions
rassemblés dans des minibus qui convergeaient tous vers un même
lieu, j'ai vu le patron de l'hôtel au volant d'un de ces véhicules.
En fait, c'était le même réseau. À ce moment-là,
je n'y connaissais rien, aux passeurs, c'était ma première
tentative ».
Concernant le paiement, les conditions diffèrent selon le moment
du voyage : au départ, c'est-à-dire quand on est
encore dans son pays d'origine ou dans une région dans laquelle
on a de la famille ou des amis, on franchit le premier point de passage
sans avoir déboursé d'argent. Le passeur n'est payé
que lorsque le migrant est arrivé à la première
étape. Les conditions dans lesquelles vont s'effectuer ce paiement
ont été arrêtées lors de la rencontre initiale,
dans le pays de départ, entre le migrant et le passeur :
un tiers est désigné, connu directement ou indirectement
par les deux parties, qui sera chargé d'effectuer le paiement
au moment voulu entre les mains du passeur. Ce tiers peut être
un membre de la famille ou un ami très proche, en qui le passeur
a une totale confiance, ou un lieu approprié, connu et reconnu
comme tel, souvent un commerce de téléphonie internationale
ou un simple café qui fait office de banque de dépôt
et assure les transferts d'argent dans l'arrière boutique.
C'est très généralement ce type de lieu qui est
retenu. Trouver une tierce personne en qui le passeur aura confiance
n'est pas chose aisée, et suppose quelqu'un offrant toute garantie,
parce qu'en raison de sa situation professionnelle, il ne prendrait
jamais le risque de ne pas payer : ce sera le cas, par exemple,
pour un médecin ou un commerçant. La réputation,
la notoriété, la profession, sont des indices fondamentaux
de confiance.
Que ce soit entre les mains d'un tiers ou dans un bureau, l'argent
est généralement « physiquement »
déposé en présence du passeur. Le paiement est
précédé d'une procédure de vérification
selon un mode convenu au préalable entre le migrant et le tiers,
à l'insu du passeur. Cette vérification est l'unique sécurité
que le migrant puisse mettre en place, à ce stade du voyage.
Elle repose sur le choix d'un code, un mot, une phrase ou plus généralement
un objet, qui devront être dit ou remis au tiers : arrivé
à la première étape, le migrant appelle son correspondant
et, s'il prononce les mots choisis au préalable, le paiement
peut avoir lieu.
« La personne qui m'a accompagnée de ma maison
(en Afghanistan) à la frontière pakistanaise était
un ami de mes parents. J'avais toute confiance en lui ; je savais
qu'il m'arriverait rien. Arrivé à la frontière
pakistanaise, il m'a dit : "maintenant je ne peux pas aller
plus loin. C'est quelqu'un d'autre qui va te déposer dans un
hôtel que je connais bien. Une fois que tu seras arrivé
à l'hôtel, tu donneras cette bague qui est à moi
au patron de l'hôtel qui la remettra au passeur". Il m'a dit
que c'était un secret entre lui et moi et que le patron de l'hôtel
comprendrait. Et il a ajouté : "si le passeur me ramène
la bague, je saurai que tu es arrivé et, à ce moment-là,
je lui donnerai ses 400 dollars". Et c'est exactement comme
ça que ça c'est passé ».
Le mode de paiement évolue considérablement au cours
du voyage. Dans les pays de transit, le migrant paye une partie de la
somme due avant d'être arrivé à destination. En
cas d'échec complet, c'est-à-dire si aucune tentative
de passage n'a pu être menée, l'argent est en principe
restitué sauf une taxe qui revient en tout état de cause
au passeur. À l'arrivée à la dernière étape,
par exemple Sangatte pour le passage vers l'Angleterre, on paye d'avance
l'ultime traversée. Les sommes en jeu sont certes moins importantes
(de 400 à 800 dollars, encore que le prix puisse aller
jusqu'à 2 800 dollars pour certaines traversées
« sécurisées », en voiture ou en camion,
par exemple, avec la connivence du chauffeur), mais, sauf de rares exceptions,
personne n'accède au port ou au tunnel avec l'aide d'un passeur
sans avoir acquitté un paiement [2].
Ainsi, entre le départ et l'arrivée, on évolue
entre un paiement qu'on pourrait dire à terme échu, et
un paiement par anticipation. Et ce trait est révélateur
de la nature de la relation qui existe entre le passeur et le migrant,
une relation faite de confiance obligée et de défiance
nécessaire. Comment imaginer en effet entrer dans ce cycle du
voyage sans un minimum de confiance envers celui entre les mains duquel
on remet sa vie ? Mais, dans le même temps, cette confiance
ne saurait être et ne se révèle être que toute
relative, voire illusoire. À la moindre anicroche, et a fortiori
en cas de réelle difficulté, il n'y a plus de prise en
charge.
« Quand je suis parti de Dohok, j'étais avec un
bon passeur. Tout le monde avait dit "c'est un bon passeur".
Alors j'étais content d'être avec lui, je me sentais en
sécurité. Le troisième jour, on avait froid, faim,
et on était si fatigués, l'un de nous est tombé
dans le ravin... Le passeur a continué en disant "vous restez
avec lui ou vous avancez, c'est comme vous voulez". Est-ce que c'est
ça, un bon passeur ? ».
Au moment du départ, comme nous le disions plus haut, le migrant
n'est pas encore seul face au passeur. Il a une famille, des amis, il
est en pays connu. Le premier franchissement de frontière marque
la fin de cet état de relative protection. C'est lorsqu'il va
prendre contact avec un nouveau passeur pour poursuivre sa route que
le migrant fera l'expérience concrète de ce changement
qualitatif. Il va entrer, et ce jusqu'à la fin du voyage, dans
une incertitude totale, oscillant entre la peur et l'insécurité.
« À l'arrivée à Istanbul, le passeur
m'a emmené dans un hôtel. Ca sentait la peinture fraîche,
mais tout était sale, les lits, les draps, les toilettes. Et
puis on aurait dit qu'il n'y avait personne, tout semblait vide. Ils
m'ont donné une chambre au troisième étage, il
y avait trois lits, et une porte qui donnait directement sur une échelle
à l'extérieur. C'était peut être pour s'échapper
si la police arrivait par l'escalier, mais moi j'ai pensé que
n'importe qui pouvait entrer par là dans la nuit et me tuer pour
prendre mon argent. Je suis resté un quart d'heure dans la chambre,
et j'ai décidé de partir. Ils m'ont dit : "non,
tu as signé le registre, tu ne peux plus partir". J'ai répondu
qu'il suffisait de rayer mon nom. Le passeur m'a rattrapé dans
la rue et m'a dit "attends, attends, je vais te trouver une autre
place. Un peu plus cher mais mieux". J'ai dit non. J'ai cherché
un téléphone, j'ai appelé mon ami à Dohok
pour savoir où aller. Il m'a donné deux noms. J'ai trouvé
le premier hôtel. Il était fermé, avec de larges
bandelettes sur la porte et une inscription : "fermé
par ordre de la police". J'ai cherché le second, et j'y ai
pris une chambre. Jusqu'à ce que j'aie un accord avec un agent
et que je rejoigne son appartement, j'ai changé chaque jour d'hôtel.
J'avais peur, tout le temps et partout ».
Le centre de Sangatte, pour ceux qui y parviennent avec l'objectif
de gagner l'Angleterre, constitue la dernière étape. Là
encore, le passage reste l'apanage des passeurs, et leur pouvoir sur
ce point est intact. Les conditions à l'intérieur même
du centre ne placent pas les migrants dans une situation de moindre
dépendance à leur égard. La quasi-totalité
des conflits qui y ont vu le jour ont eu pour fait déclencheur
des rivalités entre passeurs pour le maintien du monopole du
passage. Depuis l'annonce de la fermeture du centre, avec la mise en
place de nouvelles mesures renforçant l'inviolabilité
des points de passage, celui-ci est devenu encore plus difficile. Et
le recours au passeur encore plus nécessaire.
Un durcissement de la législation en matière d'asile
et d'immigration est objectivement un leurre. Croire que le droit et
la morale sont ici dissuasifs relève de la naïveté
politique et de l'ignorance sociologique. Toute production ou toute
modification législative dans une perspective répressive
entraîne aussitôt, en « face », la production
de stratégies adaptatives. En « face », ce
sont ceux que l'on appelle ordinairement les « filières
mafieuses ». Elles aussi, comme n'importe quelle entreprise
fondée sur l'illégalité, mobilisent la science
et la technique au profit de leur « commerce ».
Dans ce cadre-là, ici comme ailleurs, l'expertise et le conseil
juridique jouent sans aucun doute un rôle fondamental. Peut-être,
et c'est une hypothèse qui nous semble devoir être envisagée
tout à fait sérieusement, que la liberté de circulation
des personnes serait un mécanisme fatal pour ces entreprises
mafieuses. Et les États auraient tout à y gagner sur un
plan économique, en particulier dans le domaine des transports
publics, mais aussi en termes de sécurité publique.
Notes
[1] Toutes les citations
de cet article sont extraites d'une série d'entretiens réalisés
dans le cadre d'un ouvrage à paraître écrit par
Laurette Mokrani.
[2] Ce trafic et cette exploitation
d'êtres humains représentent des sommes considérables.
Un bref calcul, même approximatif, peut donner l'enjeu financier
lié à ce « commerce ». À raison
d'une vingtaine de passages par nuit pour l'Angleterre (probablement
beaucoup moins ces dernières semaines) et de 600 dollars en moyenne
le passage, les chefs de réseaux de passeurs locaux peuvent empocher
plus de 12 000 dollars en une nuit. En une semaine, cela représente
quelques 84 000 dollars. Ce décompte, au moins jusqu'au
second trimestre de 2002, est probablement nettement en-dessous de la
réalité.
Dernière mise à jour :
17-12-2002 16:25
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