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LETTRE OUVERTE

Dysfonctionnements graves dans le traitement juridique des étrangers transitant par le Pas-de-Calais

Monsieur Nicolas Sarkozy,
Ministre de l'Intérieur
Place Beauveau
75800 Paris

Paris, le 20 novembre 2002

Objet : dysfonctionnements graves dans le traitement juridique des étrangers transitant par le Pas-de-Calais.

Monsieur le ministre,

Nous avons l’honneur de vous saisir de graves dysfonctionnements constatés dans le traitement juridique des étrangers transitant par le département du Pas-de-Calais avec l'objectif de se rendre au centre de Sangatte et en Grande-Bretagne.

Nous avons en effet été témoins, ou informés, ces jours-ci, de plusieurs mesures d’exception, ou dépourvues de tout fondement légal. En outre, nous assistons, depuis que la décision de ne plus accueillir de nouveaux arrivants au centre de Sangatte a été prise, à des manœuvres pour inciter les étrangers présents dans la région à accepter d'être acheminés dans divers centres d'hébergement sur tout le territoire qui marquent un irrespect total de la procédure normale de demande d'asile, et détournent cette procédure à des fins de dispersion des étrangers présents dans le Calaisis.

1. Des « invitations à quitter le territoire » délivrées hors de tout cadre légal

Selon des informations concordantes, et depuis que la décision de ne plus accueillir de nouveaux arrivants dans le centre de Sangatte a été prise, les services de police délivrent à de nombreux étrangers des « invitations à quitter le territoire » dans les quarante-huit heures, alors qu’à l’évidence ces étrangers n’ont formulé ni demande d’admission au séjour ni demande d’asile. Or, de deux choses l’une :

  • ou bien les étrangers interpellés par les services de police sollicitent formellement un titre de séjour. Dans ce cas, les services préfectoraux doivent, conformément à l’article 4 du décret du 30 juin 1946, leur délivrer « un récépissé valant autorisation de séjour », pour la durée qu’ils précisent. A l'issue de l’instruction du dossier, il appartient au préfet territorialement compétent de prononcer, le cas échéant, une décision de refus de séjour, usuellement accompagnée d’une « invitation à quitter le territoire français » dans le délai d’un mois ;

  • ou bien ces étrangers sollicitent l’asile : et dans ce cas les services préfectoraux doivent leur remettre une « autorisation provisoire de séjour (APS) portant la mention "en vue de démarches auprès de l’OFPRA" » conformément à l’article 15 du décret du 30 juin 1946. En aucun cas les services des préfectures ne peuvent prononcer une IQF seule, en lieu et place de ces documents légaux ou d’un éventuel arrêté préfectoral de reconduite à la frontière (APRF).

En outre, comme vous le savez, la compétence légale pour prononcer de telles mesures est strictement encadrée par la loi et attribuée au seul préfet. Il ne lui est pas possible de se décharger d’une telle compétence sur un simple officier ou agent de police judiciaire, ou sur des agents de la Police de l’Air et des Frontières (PAF) , comme cela a été le cas ces jours derniers. Est-ce que confier une telle mission aux services de la PAF vise à ce que les étrangers interpellés soient inscrits sur le fichier des étrangers, avec saisie de leurs empreintes digitales ?

Ces mesures sont donc entachées de graves détournements de procédure. Elles tombent également sous le coup des dispositions du code pénal sur la conservation de données personnelles dans des fichiers informatisés.

Manifestement, elles n'ont pour objet que de faire peur aux étrangers concernés, afin de les inciter à s'éloigner de la région, et de les dissuader de s'adresser à une quelconque administration en France. Ainsi fabrique-t-on des clandestins qui iront se perdre sur tout le territoire national.

2. Des « sauf-conduits » tout autant illégaux, et un véritable détournement du droit d'asile en forme de chantage

Les services de la préfecture du Pas-de-Calais délivrent également à certains des étrangers transitant par Calais ou Sangatte un document curieusement intitulé : « Sauf-conduit ». Ce document lui aussi s'écarte de la réglementation en vigueur. Seuls des « sauf-conduit » — appellation qui du reste ne figure pas dans la loi — sont délivrés, dans le cadre de l'article 35 quater de l'ordonnance du 2 novembre 1945, aux étrangers dont le maintien en zone d'attente n'est pas prolongé.

« L’invention » d’un tel document sui generis en lieu et place d’une autorisation provisoire de séjour constitue à l’évidence un nouveau détournement de procédure. La délivrance de ces « sauf-conduits », d'une durée de 5 jours en général, est le moyen juridique aux allures humanitaires imaginé pour emmener par autocars dans divers centres hors du département des étrangers occupant des lieux dans Calais, ou errant dans la ville et ses environs. Pour « remplir » au mieux ces autocars, il est dit à des personnes laissées sans abri du fait de la fermeture du centre de Sangatte qu'elles pourront bénéficier d'un hébergement (sans que la durée de cet hébergement soit précisée) à la condition qu'elles manifestent leur intention de demander l'asile, ou qu'elles soient prêtes à réfléchir à la possibilité de peut-être le demander. C'est là non seulement placer ces personnes dans une situation juridique aberrante, mais encore opérer un véritable chantage à la demande d'asile.

C'est aussi empêcher de fait des demandeurs d'asile de déposer leur demande dans la préfecture la plus proche du lieu où ils en manifestent l'intention, comme le prévoient les textes, et comme l'ont réaffirmé diverses décisions de justice. Il est par ailleurs incompréhensible que le dépôt d'une demande d'asile ne puisse s'effectuer à la sous-préfecture de Calais, qui pourrait, au vu du besoin manifeste dans la région, créer une antenne à cet effet. Le refus d'envisager cette solution, proposée sur place par des associations, éclaire bien l'intention réelle de l'opération conduite : disperser les personnes dont la seule présence prouve l'absurdité de la décision de fermeture du centre de Sangatte dans le contexte juridique et politique actuel.

Par ailleurs, même si la législation, en son état actuel, ne permet pas de satisfaire le désir de ressortissants d'Etats tiers à l'Europe entrés en France de se rendre en Grande-Bretagne, certains parmi ces ressortissants sont cependant fondés en droit, par la convention de Dublin, à réclamer de séjourner sur le sol britannique, parce qu'ils y ont des attaches familiales. Non seulement ceux-là ne sont pas informés de ce droit, mais ils se trouvent, absurdement, eux aussi pressés de demander l'asile en France.

3. Eloignements forcés de la région du Calaisis et entraves à la liberté de circuler sur le territoire

Selon des témoignages convergents, il s'avère que lorsque les services de police interpellent certains étrangers à proximité de Sangatte ou de Calais, après avoir procédé au contrôle de leur identité et leur avoir éventuellement remis une des « IQF » extra-légales mentionnées plus haut, au lieu de les relâcher sur place, ils les conduisent (au sens propre du terme) à plusieurs heures de marche de Calais. Une telle mesure d’éloignement physique d’un étranger d’un point du territoire français vers un autre — comme si les alentours du centre de Sangatte constituaient une enclave soustraite à la légalité républicaine — ne trouve aucun fondement légal et est proprement scandaleuse.

En effet, hormis dans le cadre de l'exécution de mesures d’éloignement, qui autorisent à les priver de leur liberté « pendant le temps strictement nécessaire à leur départ » (article 35 bis de l’ordonnance de 1945), les étrangers, à l'instar des autres citoyens, jouissent d'une liberté constitutionnellement reconnue, celle de circuler librement à l’intérieur du territoire français.

De la même façon, si des étrangers ne font l’objet d’aucune mesure d’éloignement, ils ne peuvent être empêchés de prendre un train au départ d'une quelconque gare. Or plusieurs témoignages, ainsi que des articles de presse, font état d'interpellations d'étrangers en partance pour Calais ou d'autres villes du nord de la France, pourtant dûment munis d'un titre de transport, lequel leur serait confisqué. Faut-il comprendre que ces gares (Gare du Nord à Paris, gare de Lille-Flandres, gare de Dunkerque, etc.) constituent elles aussi des enclaves soustraites à la légalité républicaine et faisant l’objet de pouvoirs de police d’exception ?


Nous ne sommes pas seuls à constater les graves dysfonctionnements énumérés ci-dessus, et à dénoncer les méthodes employées pour « régler le problème » à Calais. Le Syndicat national des officiers de police (SNOP), par exemple, a dénoncé l'absence de « cadre légal clair » dans lequel doivent travailler les policiers à Calais. La presse nationale ou étrangère, les associations de défense des droits de l'homme, de défense du droit d'asile, de défense des droits des étrangers, plusieurs personnalités de l'Eglise catholique et des organismes caritatifs, ainsi qu'une part non négligeable de la population locale s'émeuvent de voir les effets d'une politique qui semble plus faite d'improvisation que d'une réelle prise en compte des divers aspects de la question.

Rien ne justifie l'emploi de procédés juridiques extra-légaux envers des personnes séjournant ou transitant sur le territoire français, pas plus le qualificatif de « sensible » donné à la situation que la volonté de « donner un signal fort » à l'opinion, aux migrants, ou aux passeurs. Il n'est pas admissible d'utiliser un véritable chantage à la demande d'asile, ou de procéder à des éloignements physiques forcés vers d'autres points du territoire, pour vider une région de ces personnes jugées indésirables. Le respect des règles de forme et de procédure est dans une démocratie la meilleure garantie que les droits et libertés fondamentaux de tous les individus — quelle que soit leur origine — seront assurés.

Nous vous demandons de bien vouloir donner les instructions nécessaires pour qu’il soit immédiatement mis fin à l’ensemble de ces mesures d’exception et de rétablir la légalité républicaine, bafouée dans plusieurs points du territoire en lien avec Sangatte.

Nous vous prions d’agréer Monsieur le ministre, l'expression de notre considération distinguée.

Nathalie Ferré
Présidente du Gisti

Copies à :

  • préfet de la Région Nord/Pas-de-Calais (Lille) ;
  • préfet du département du Pas-de-Calais (Arras) ;
  • sous-préfet de Calais.

Voir aussi :

Voir aussi le dossier « Le camp
de "réfugiés" de Sangatte
 »

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Dernière mise à jour : 21-12-2002 12:54 .
Cette page : https://www.gisti.org/doc/actions/2002/pas-de-calais/index.html


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