Article extrait du Plein droit n° 145, juin 2025
« Migrations, pourquoi tant de discours ? »
La couverture médiatique de l’immigration polarise les opinions
Sarah Schneider-Strawczynski et Jérôme Valette
Économiste et enseignante-chercheuse à l’Université d’Exeter ; économiste au Centre d’études prospectives et d’informations internationales (CEPII)
Cet article reproduit La lettre du CEPII, n° 448, parue en juillet 2024 et en libre accès sur son site. Nous remercions les auteur·es et le CEPII de nous en avoir accordé l’autorisation. Pour voir les graphiques, se reporter à la lettre du CEPII.
Les débats parlementaires autour de la loi n° 2024-42 du 26 janvier 2024 « pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration » ont entraîné une résurgence du sujet de l’immigration dans la sphère publique et les médias en général. Au-delà du cadrage qui lui est réservé, des moments d’exposition extrême au sujet migratoire influencent les opinions des citoyens envers l’immigration, en réactivant les opinions latentes dans la population et en poussant des individus initialement modérés vers l’expression d’opinions plus tranchées. C’est ce que montre l’expérience française, où une augmentation de la couverture de l’immigration lors des journaux télévisés (JT) polarise la société dans son ensemble.
Des opinions entre stabilité de long terme et moments de mobilisation
Dans le sillage de la crise des réfugiés de 2015 et de l’intensification des mouvements migratoires, le débat controversé et politiquement chargé en Europe sur l’immigration s’est exacerbé [1]. Or, si les opinions envers l’immigration sont avant tout déterminées par des marqueurs socio-démographiques, largement invariants, tels que l’éducation, l’âge, la catégorie socio-professionnelle ou encore l’affiliation politique [2], leur stabilité semble mise à mal lors des périodes électorales ou de discussions parlementaires autour de projets de loi sur l’immigration. Dans ces moments, où l’immigration est portée au-devant de la scène et des plateaux de télévision, les débats semblent alors se polariser et laisser place à la résurgence de clivages anciens.
Cette opposition entre des opinions stables sur le long terme et des moments de polarisation forts autour du sujet migratoire pose la question de l’impact des médias sur la détermination des opinions envers l’immigration. Une question d’autant plus pertinente que de nombreuses études ont démontré la forte capacité des médias à façonner les opinions politiques [3], et que les médias dans leur ensemble, et plus particulièrement les JT, restent la principale source d’information politique des Français. Une enquête du Pew Research Center de 2019 montrait ainsi que 71% des Français déclaraient utiliser la télévision quotidiennement pour accéder à l’information politique, loin devant la radio (53%), l’information en ligne (47%) ou encore la presse écrite (23%) [4].
Couverture médiatique et formation des opinions envers l’immigration
L’importance du temps d’antenne consacré à l’immigration dans les JT des principales chaînes françaises peut être mesurée à partir des données de l’Institut national de l’audiovisuel. Ainsi, sur la période 2013-2017, les sujets liés à l’immigration représentaient en moyenne 4% du total des sujets diffusés chaque mois (soit 31 minutes par chaîne), 3% avant septembre 2015 et 5% après, avec un pic à 38% pour Arte en septembre 2015 au plus fort de la « crise des réfugiés » et des demandes d’asile en Europe [5].
Les opinions des Français sur l’immigration peuvent, quant à elles, être mesurées à partir de plusieurs sources, mais le panel de l’Étude longitudinale par internet pour les sciences sociales (Elipss) présente l’avantage de pouvoir identifier pour chaque répondant, à la fois la chaîne qu’il regarde pour obtenir de l’information politique et ses opinions envers l’immigration sur douze vagues entre 2013 et 2017. Il est ainsi possible de connaître pour chaque individu son exposition au sujet migratoire et l’évolution de son opinion à ce propos au cours du temps.
Cela permet d’éviter de comparer les opinions sur l’immigration d’individus regardant des chaînes différentes, comparaison qui risquerait de mesurer uniquement le fait que les individus ayant des opinions différentes sur l’immigration choisissent de regarder des chaînes diffusant des sujets qui renforcent leurs convictions initiales. En ce sens, elle ne permettrait donc pas de répondre à la question de l’impact des médias sur les opinions, mais plutôt à celle de l’effet des opinions sur le choix de la chaîne regardée.
Trois questions, dont l’information peut être résumée par un indicateur allant de 1 (pro-immigration) à 4 (anti-immigration), permettent d’apprécier les opinions envers l’immigration [6]. Sur la période 2013-2017, quatre groupes se distinguent [voir graphique 1 [7]] : aux extrêmes se trouvent les personnes ayant des opinions extrêmement favorables (20%) et celles ayant des opinions extrêmement défavorables (18%). Au milieu, une majorité (62%) exprime des opinions modérées, avec 34% de modérément favorables et 28% de modérément défavorables à l’immigration.
Couverture du sujet migratoire et polarisation des opinions
L’augmentation de la couverture médiatique de l’immigration lors des JT entre 2013 et 2017 a-t-elle alors conduit à une modification de l’opinion moyenne des Français sur l’immigration ? Non, en revanche on observe une polarisation des opinions vers les deux extrêmes du spectre : extrêmement favorables pour certains et extrêmement défavorables pour d’autres. Le graphique 2 synthétise cet effet de polarisation des opinions : une augmentation de 1 point de pourcentage de la part des sujets liés à l’immigration (tous sujets confondus) lors des JT est associée à une augmentation de 1,7 point de pourcentage de la probabilité pour un individu de reporter des opinions très favorables et à une augmentation de 0,9 point de pourcentage de reporter des opinions très défavorables.
Ce résultat n’est pas sans rappeler celui obtenu à la suite d’une campagne de porte à porte en Turquie pour sensibiliser les électeurs à la menace portée par un référendum visant à réduire les contraintes du pouvoir exécutif, et qui avait aussi conduit à une polarisation de l’électorat vers les extrêmes [8].
Cet effet de polarisation des opinions sur l’immigration, à la suite d’une augmentation de la couverture médiatique de ce sujet, ne s’observe toutefois que lorsqu’il s’agit d’immigration en France, la diffusion d’informations traitant de l’immigration dans des contextes en dehors du territoire national (comme en Allemagne ou aux États-Unis par exemple) favorisant uniquement des opinions pro-immigration. Les préoccupations des natifs à l’égard de l’immigration proviennent donc probablement de la perception qu’ils ont des coûts économiques et psychologiques liés à l’accueil des immigrés ; ces coûts ne se manifestant que lorsque ces derniers sont accueillis dans leur pays.
De l’importance de l’opinion initiale dans la direction de la polarisation
Comme l’illustre le graphique 3, la polarisation des opinions n’est pas aléatoire mais dépend du positionnement initial des individus sur le spectre des opinions. Au contraire des individus ayant initialement des opinions modérément positives, qui deviennent extrêmement positives, ceux qui avaient initialement des opinions modérément négatives deviennent extrêmement défavorables à l’immigration. Une augmentation de la visibilité du thème migratoire amène donc à une amplification des opinions initialement modérées vers leur forme la plus extrême. En revanche, les individus ayant initialement des opinions très favorables et très défavorables ne réagissent pas de la même manière à une augmentation de la couverture médiatique. Si les premiers le font en augmentant significativement leur probabilité de rester extrêmement favorables, les seconds sont insensibles aux variations de la couverture médiatique qui n’ont aucune implication sur leurs opinions.
Cette polarisation se manifeste également par des changements significatifs sur le spectre politique, avec un déplacement des individus initialement au centre de l’échiquier politique vers les partis de la gauche traditionnelle et écologistes, et des individus initialement à droite vers l’extrême droite.
Polarisation et réactivation d’opinions latentes
Plusieurs mécanismes psychologiques peuvent être à l’origine de l’amplification des opinions des individus modérés vers leurs extrêmes les plus proches à la suite d’une augmentation de la couverture du sujet de l’immigration.
Il est tout d’abord possible que les individus regardant des chaînes différentes soient exposés à un cadrage et à un contenu qui le sont aussi, tant dans le choix des sujets traités que dans le ton adopté par leur chaîne préférée. Ainsi un individu regardant une chaîne aux contenus plutôt anti-immigration se verra exposé de manière répétée à ce contenu négatif qui amplifiera son positionnement initial anti-immigration, et inversement pour un individu regardant une chaîne aux contenus plutôt pro-immigration.
La polarisation survient dans ce cas en raison de la sélection de chaînes différentes en fonction de l’opinion initiale des téléspectateurs, les exposant ainsi à des informations biaisées, qui les conduisent à modifier leurs opinions dans des directions différentes. La capacité des médias à influencer les opinions à travers une information biaisée, que l’on qualifie de mécanisme de persuasion, est d’ailleurs un résultat bien établi des recherches en économie [9]. Un des exemples les plus célèbres est l’impact que le déploiement séquentiel de Fox News entre 1996 et 2000 aux États-Unis a eu sur l’accroissement du vote républicain lors des élections présidentielles suivantes [10].
La polarisation observée peut aussi être le fruit d’un processus psychologique appelé « Salience effect » dans la littérature anglo-saxonne et parfois traduit sous le néologisme d’« effet de saillance ». Ce dernier stipule que, les individus ayant une capacité d’attention limitée, ce sont les éléments les plus saillants ou proéminents qui influencent leurs opinions [11]. Ainsi, une couverture accrue de l’immigration, parce qu’elle augmente la visibilité de ce sujet, conduit les téléspectateurs à accorder une plus grande importance à ce thème, avec pour conséquence une amplification de leur opinion initiale.
Des études ont par exemple montré que le simple fait d’interroger des individus sur l’immigration les rendait moins favorables aux politiques de redistribution, en réactivant le thème de l’immigration dans leur esprit que beaucoup associent à un coût pour les systèmes de protection sociale [12]. De même, sur la période 1980-2013, la proximité de certaines élections municipales en Allemagne avec le ramadan a fait ressortir la présence d’une communauté musulmane au niveau local, entraînant une augmentation des votes pour les partis d’extrême gauche et d’extrême droite [13].
L’effet de polarisation des opinions sur l’immigration que l’on observe résulte plutôt d’un effet de « saillance » que d’un effet de persuasion. C’est ce que montre le graphique 4. La polarisation des opinions est en effet observée lorsque le ton adopté aux JT pour parler d’immigration est relativement neutre (graphique 4.a, en page suivante). Or, s’il s’agissait d’un effet de persuasion cette polarisation devrait se produire lorsque le ton est très positif ou très négatif [14]. La polarisation s’observe également pour les individus qui regardent des chaînes ayant le même cadrage du sujet migratoire, relativement plus positif pour Arte, France 2 et i-Télé, relativement plus négatif pour TF1 et relativement plus neutre pour BFM-TV, M6 et France 3 [graphique 4.b]. Là encore, s’il s’agissait d’un effet de persuasion, les opinions devraient converger à la suite d’une exposition au même contenu biaisé. Ainsi, l’augmentation de la couverture de l’immigration amplifie bien les opinions des téléspectateurs d’un même groupe de chaînes et donc exposés à la même information. Conformément à l’effet de « saillance », des individus exposés à un biais informationnel similaire réagissent donc différemment.
En conclusion, l’augmentation de la couverture médiatique de l’immigration réactive chez les téléspectateurs initialement modérés des opinions latentes qui s’expriment alors pleinement et fortement. Les implications de ce résultat sont importantes dans la mesure où la visibilité du sujet migratoire est particulièrement forte lors de moments cruciaux comme les élections, où les enjeux sont à leur paroxysme, et dont les résultats déterminent les politiques migratoires de long terme. Les médias ont donc une responsabilité importante, dans ces périodes critiques, de se poser en garants d’un traitement équilibré des sujets reflétant les véritables préoccupations des citoyens. Dès lors, il en va de leur responsabilité d’éviter toute manipulation politique de l’agenda médiatique. Cet effet de polarisation des opinions, lorsque la proéminence de l’immigration augmente, représente aussi un défi majeur quand il s’agit de rectifier des perceptions biaisées à propos de l’immigration. Si le simple fait de parler d’immigration, peu importe la façon dont le sujet est traité, polarise l’opinion, toute intervention, de type « fact-checking » par exemple, doit être pratiquée avec une grande prudence [15].
Notes
[1] Si l’immigration n’est que rarement citée comme principal sujet d’inquiétude dans les enquêtes d’opinions, elle apparaît de manière répétée dans les 5 premières places du classement, derrière le pouvoir d’achat, la santé, l’environnement ou la sécurité par exemple. Voir Commission nationale consultative des droits de l’homme, Rapport annuel, 2022.
[2] Drazanová et al., « Which individual-level factors explain public attitudes toward immigration ? A meta-analysis », Journal of Ethnic and Migration Studies, n° 50, 2023.
[3] Pour des revues de la littérature sur l’impact des médias sur les opinions, voir DellaVigna, Gentzkow, « Persuasion : Empirical Evidence », Annual Review of Economics, n° 2, 2010 ; DellaVigna, La Ferrara, « Economic and Social Impacts of the Media », National Bureau of Economic Research, n° 21360, 2015 ; Enikolopov, Petrova, « Media Capture : Empirical Evidence », Handbook of Media Economics, 2015. Pour des exemples de l’impact des médias sur les opinions envers l’immigration, voir Facchini et al., « Illegal immigration and media exposure : evidence on individual attitudes », IZA Journal of Development and Migration, n° 7, 2017 ; Couttenier et al., « Anti-Muslim Voting and Media Coverage of Immigrant Crimes », The Review of Economics and Statistics, n° 106, 2024 ; Keita et al., « The Usual Suspects : Offender Origin, Media Reporting and Natives’ Attitudes Towards Immigration », The Economic Journal, n° 134, 2024.
[4] « News Media Attitudes in France », Pew Research Center, mars 2019. Parmi les médias cités comme première source d’information des Français se trouvaient TF1 (16%), BFM-TV (15%), France Télévisions (15%), Le Monde (6%), Radio France (6%), Facebook (4%), M6 (3%) et Google (3%).
[5] À titre de comparaison sur la même période, l’international représentait 17% des sujets diffusés, la politique française 12%, le sport 6,4%, l’environnement ou la justice 4,4%.
[6] Les individus sont invités à se positionner (tout à fait d’accord, plutôt d’accord, plutôt pas d’accord, pas du tout d’accord) sur les trois éléments suivants : I) Il y a trop d’immigrés en France, II) la présence d’immigrés en France est une source d’enrichissement culturel, III) les Français musulmans sont des Français comme les autres. Il est crucial de souligner qu’aucune des trois questions à elle seule ne permet de tirer les conclusions énoncées dans cette lettre, et que chacune peut être exclue une par une de l’analyse sans en modifier les conclusions.
[7] Réalisés par les auteur·es, les graphiques de ce papier sont extraits de « Media Coverage of Immigration and the Polarization of Attitudes », AEJ, n° 17, 2025.
[8] Baysan, « Persistent Polarizing Effects of Persuasion : Experimental Evidence from Turkey », AEJ, n° 112, 2022.
[9] DellaVigna, Gentzkow, op. cit.
[10] DellaVigna, Kaplan, « The Fox News Effect : Media Bias and Voting », The Quarterly J. of Economics, n° 122, 2007.
[11] Bordalo et al., « Salience and Consumer Choice », J. of Political Economy, n° 121, 2013.
[12] Alesina et al., « Immigration and Redistribution », The Review of Economic Studies, n° 90, 2022.
[13] Colussi et al., « Minority Salience and Political Extremism », AEJ, n° 13, 2021.
[14] Les sujets très positifs ou très négatifs n’entraînent pas de polarisation forte, hormis la diffusion de sujets liés au terrorisme et pour lesquels on observe une détérioration des opinions de l’ensemble des individus quel que soit leur positionnement initial.
[15] Barrera et al., « Facts, alternative facts, and fact checking in times of post-truth politics », J. of Public Economics, n° 182, 2020.
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