Plein Droit n° 38, avril
1998
« Les faux-semblants de
la régularisation »
19471997 : 50 ans
de régularisations
Claire Rodier
juriste, permanente au Gisti
Considérées, après la guerre, comme
de simples formalités destinées à délivrer
un titre de séjour à des étrangers entrés
illégalement en France mais dont on avait besoin, les régularisations
sont devenues, après l'arrêt officiel de l'immigration
en 1974, des soupapes de sécurité. Répondant à
des mouvements de revendication des étrangers sans-papiers soutenus
par les associations de solidarité, elles ont été
utilisées par les différents gouvernements pour faire
baisser la pression sans jamais, en fin de compte, régler totalement
les problèmes posés.
La « régularisation » d'étrangers
c'est-à-dire la reconnaissance d'un droit au séjour
selon des règles dérogatoires à la législation
en vigueur n'est pas une pratique nouvelle en France. Elle
a constitué d'ailleurs le principal mode d'obtention d'un permis
de travail entre la fin de la seconde guerre mondiale et les années
soixante-dix, date à laquelle la France a fermé ses frontières
à l'immigration de travail. Pendant cette période, la
législation sur les étrangers (Ordonnance du 2 novembre
1945) avait confié à l'Office national d'immigration (ONI)
le monopole de l'introduction de travailleurs étrangers, qui
devaient théoriquement avoir obtenu un contrat de travail visé
par les autorités françaises avant leur arrivée
en France.
En réalité, la loi n'était pratiquement jamais
respectée : le manque de main-d'uvre pendant la phase
de reconstruction de l'après-guerre, puis durant la période
de croissance économique, le besoin des entreprises de disposer
rapidement d'effectifs en nombre avaient conduit à marginaliser
la procédure officielle d'introduction de travailleurs au profit
d'une immigration « spontanée » en
fait souvent organisée par les employeurs eux-mêmes
qui, après plusieurs années d'activité en France,
obtenait sans trop de difficultés un permis de séjour
et de travail par « régularisation ».
En 1968, le taux de titres de séjour délivrés
selon cette méthode atteignait 82 %, ce qui montre à
quel point la maîtrise des flux migratoires échappait de
façon quasi absolue à l'État en période
de plein-emploi. C'est une époque où le ministre du travail
pouvait déclarer sans choquer : « l'immigration
clandestine n'est pas inutile car si l'on s'en tenait à l'application
stricte des règlements et des accords internationaux nous manquerions
peut-être de main-d'uvre » (Les Échos,
29 mars 1966).
La situation va commencer à s'inverser au tout début
des années soixante-dix, avec un changement de conjoncture économique :
la croissance diminue. Dès lors, le gouvernement cherche à
reprendre en main le contrôle des flux d'immigration de travail
en décidant d'interdire, pour l'avenir, la procédure de
régularisation, et de ne plus laisser entrer les travailleurs
étrangers qu'à condition qu'ils en aient obtenu l'autorisation
préalable (1972).
Ce premier coup d'arrêt ayant suscité une certaine tension
sociale tant chez les employeurs contraints à assumer une partie
des charges de l'émigration que dans la mouvance associative
et syndicale qui y voit une volonté de contrôle social
de la main-d'uvre étrangère, le gouvernement décide,
un an après, par une circulaire du 13 juin 1973, de normaliser
la situation de près de 40 000 travailleurs étrangers
entrés en France hors des procédures légales.
C'est la première « régularisation exceptionnelle ».
Elle devait être suivie en 1979, de façon beaucoup plus
ponctuelle, par une opération de régularisation de quelque
3 000 travailleurs turcs employés dans des ateliers clandestins
de confection du quartier du Sentier à Paris.
L'une des premières initiatives de la gauche arrivée
au pouvoir en 1981 a été d'organiser ce qui est resté
dans les mémoires comme la « grande régularisation »,
puisqu'elle a conduit à munir de papiers autour de 130 000
travailleurs étrangers.
Organisée par circulaire, cette régularisation avait
pour objet l'apurement du passé : malgré la décision
annoncée en 1974 par le gouvernement d'interrompre le flux d'immigration
salariée, l'entrée en France en dehors des procédures
régulières et l'emploi d'étrangers sans titre n'avaient
en réalité jamais cessé. La circulaire s'inscrivait
dans un contexte de vastes réformes législatives dans
ces deux domaines : une loi sur le travail des étrangers
et une loi sur leurs conditions d'entrée et de séjour
devaient être adoptées à l'automne 1981, ce qui
justifiait de régler, en amont, les problèmes engendrés
par les législations précédentes.
La circulaire du 11 août 1981 soumettait les travailleurs
étrangers sans titre à deux conditions pour être
régularisés : être entrés en France
avant le 1er janvier 1981, et pouvoir justifier d'un emploi stable,
avec ou sans contrat de travail. Les étrangers régularisés
recevaient une carte de séjour et de travail d'une durée
de validité d'un an, renouvelable.
Se sont posés rapidement des problèmes liés à
l'instabilité de l'emploi des postulants, qui ont conduit les
pouvoirs publics à élargir, par des textes successifs,
les catégories bénéficiaires : titulaires
de faux papiers, salariés à employeurs multiples (employés
de maison), stagiaires, titulaires de contrats d'apprentissage, puis
travailleurs saisonniers et travailleurs intérimaires.
La circulaire était accompagnée d'une suspension des
poursuites prévues par la loi contre les employeurs en matière
d'emploi illégal de main-d'uvre. Ceux qui acceptaient de
fournir un contrat à un étranger demandeur de régularisation
étaient dispensés du versement des arriérés
de cotisations. Ils étaient informés, après le
vote de la loi sur le travail illégal (octobre 1981), qu'en
revanche ceux qui tenteraient de licencier leurs salariés immigrés
sans-papiers au lieu de faciliter leur régularisation seraient
sanctionnés.
En pratique, les étrangers étaient invités à
déposer leur demande de régularisation à un « guichet
unique » (mairie, commissariat de police, préfecture
et sous-préfecture), qui la transmettait aux directions départementales
du travail et de l'emploi, chargées de l'instruction, la régularisation
étant fondée essentiellement sur l'insertion professionnelle
des bénéficiaires. Une cellule de suivi mise en place
par le secrétariat d'État chargé des immigrés
coordonnait, au niveau national, l'ensemble de l'opération.
Dans les dernières semaines précédant la fin de
l'opération de régularisation, une circulaire du secrétaire
d'État chargé des immigrés traitait des cas dans
lesquels une décision positive ne pouvait intervenir : l'étranger
serait mis en possession d'une autorisation de séjour d'un mois ;
les dossiers seraient archivés ou remis aux intéressés
qui le souhaitaient mais, en aucun cas, ne seraient utilisés
en vue de poursuivre les étrangers en situation irrégulière
ou de les recenser.
On peut remarquer que, contrairement à ce qui se passera au
cours des opérations postérieures, le ministère
de l'intérieur n'a quasiment pas été associé
à la gestion de la régularisation de 1981.
Quel bilan en tirer ? L'opération de régularisation
s'est prolongée jusqu'au premier trimestre de l'année
1983 : à cette date, sur 150 000 demandes, environ
130 000 avaient fait l'objet d'une réponse favorable. Une
étude des dossiers effectuée à l'initiative du
ministère des affaires sociales et de la solidarité [1]
faisait apparaître qu'un peu plus de 90 % des régularisés
avaient préalablement connu une insertion stable. Les principaux
secteurs d'activité concernés étaient le bâtiment,
les services, l'agriculture et la confection. De ce bilan, le ministère
concluait que l'effet de l'opération de régularisation
sur le stock de demandes d'emploi avait été relativement
faible (la plupart des régularisés ayant soit conservé
l'emploi qu'ils occupaient, soit trouvé un autre emploi, moins
précaire). L'apparition de 130 000 personnes nouvelles sur
le marché du travail n'avait donc pas bouleversé celui-ci.
Au terme de son analyse, le ministère s'interrogeait sur l'efficacité
des dispositions adoptées depuis 1974 pour arrêter les
flux d'immigration étrangère en France, et relevait que
« malgré une situation économique difficile,
et dans un contexte de chômage élevé, il [s'était]
trouvé des activités et des employeurs pour occuper
des clandestins étrangers ».
C'est dans un contexte fort différent qu'a été
organisée, en 1991, une opération de régularisation
d'ampleur beaucoup plus modeste. Elle ne concernait que les étrangers
qui, ayant sollicité l'asile en France, avaient vu rejeter leur
demande de reconnaissance du statut de réfugié.
L'accroissement considérable du nombre de demandes au cours
des dix années précédentes avait provoqué
un engorgement des services de l'OFPRA (Office français de protection
des réfugiés et apatrides) chargés de les examiner.
Il en avait résulté, jusqu'à ce que le gouvernement
décide en 1989 de renforcer les moyens de cet office afin d'accélérer
le traitement des demandes d'asile, des délais d'attente moyens
de cinq ans avant qu'un demandeur voie son dossier examiné.
Une population évaluée à l'époque
à 100 000 personnes se trouvait donc en France
en 1990. Ces « déboutés » du droit
d'asile venaient de recevoir une réponse négative à
leur demande de reconnaissance du statut de réfugié, après
plusieurs années d'attente pendant lesquelles ils avaient connu
une insertion tant professionnelle que familiale (80 000 décisions
prises par l'OFPRA pour la seule année 1990, dont 70 000
refus du statut de réfugié). Ces rejets massifs impliquaient
un départ immédiat des personnes concernées ;
d'où la naissance d'un mouvement de protestation (grèves
de la faim dans plusieurs villes de France) de déboutés
demandant à être régularisés. Après
un an de silence de la part des pouvoirs publics, des négociations
furent menées par les organisations de défense des droits
des étrangers, pour aboutir à une circulaire (datée
du 23 juillet 1991), permettant la régularisation de
ceux des déboutés qui :
-
étaient entrés en France avant 1989 (date de la restructuration
de l'OFPRA),
-
avaient attendu au moins trois ans la réponse de l'OFPRA
à leur demande d'asile (deux ans pour les personnes
ayant des attaches familiales),
-
avaient exercé une activité professionnelle pendant
au moins deux ans (un an si attaches familiales) cette activité
professionnelle devant être justifiée par la production
de bulletins de salaire,
-
pouvaient présenter un contrat de travail ou une attestation
d'embauche.
Quelques remarques sur la spécificité de cette régularisation
par rapport aux précédentes :
-
Les organisations de soutien aux étrangers ont été
assez étroitement associées au processus d'élaboration
de la circulaire de régularisation (réunions régulières,
pendant plusieurs mois, avec les deux ministères concernés :
intérieur et travail), sur la base d'un travail préalable
de recensement quantitatif et d'identification des problèmes
posés par les déboutés.
-
La régularisation s'est opérée pour une grande
part sur l'insertion professionnelle, même si la prise en
compte des attaches familiales a joué un rôle (notamment
pour les épouses sans activité professionnelle). Contre
l'avis des associations, une des conditions posées était
la production d'un contrat d'embauche : il en est résulté
de nombreux trafics (vente de « contrats de complaisance »
par des employeurs ou des officines ad hoc).
-
Les pouvoirs publics ont accompagné la circulaire de régularisation
de la suppression de la possibilité, jusque là accordée
aux demandeurs d'asile, de travailler en France : le but était
d'éviter la reconstitution d'un « stock »
de déboutés pouvant ultérieurement se prévaloir
à leur tour d'une insertion professionnelle. Un dispositif
d'aide au retour, pour les personnes non régularisées,
a été mis en place. Peu de déboutés
y ont fait appel. Il est intéressant de relever que le mouvement
des sans-papiers de 1996 a fait apparaître la présence
de nombreux demandeurs d'asile déboutés ayant « raté »
l'opération de 1991 faute de correspondre aux critères
exigés, mais qui avaient, de fait, travaillé « au
noir » au cours des cinq dernières années.
Cette régularisation obtenue « à l'arraché »,
s'est révélée très décevante :
environ 15 000 personnes régularisées, soit 30 %
des demandeurs.
C'est encore un contexte particulier qui a conduit les pouvoirs publics
à prévoir la régularisation exceptionnelle d'une
catégorie précise d'étrangers, les parents étrangers
d'enfants français.
Jusqu'en 1993, ces étrangers bénéficiaient « de
plein droit » du droit à résider en France.
En 1993, la « loi Pasqua », a posé un certain
nombre de conditions à ce droit, qui ont eu pour effet de placer
une partie de cette population dans l'irrégularité. Les
parents d'enfants français se sont donc trouvés privés
du droit au séjour et, paradoxalement, par cette même loi,
protégés de l'éloignement du territoire. D'où,
dès la fin de l'année 1993, l'émergence d'une catégorie
d'étrangers couramment qualifiés de « ni régularisables
ni expulsables » [2].
L'absurdité de la situation, dénoncée par les
associations et illustrée, comme toujours, par des actions publiques
des étrangers concernés, a incité, moins de deux ans
après le vote de la loi, le ministère de l'intérieur
à prévoir, par circulaires, la régularisation sous
conditions de certains parents d'enfants français. Ces circulaires
(5 mai et 13 juin 1995) ont été suivies de peu
d'effets, les préfets chargés de les appliquer ayant manifestement
fait preuve de mauvaise volonté.
Un an après, une autre circulaire (2 juillet 1996) du ministère
de l'intérieur est venue confirmer les termes des premières.
On notera cependant que son objectif n'était pas de mettre vraiment
fin aux problèmes des parents d'enfants français. L'étranger
postulant devait présenter un contrat de travail ce
qui en excluait un certain nombre , et surtout, des consignes
précises étaient données pour éviter de
régulariser les étrangers soupçonnables de fraude :
ainsi, ceux dont l'enfant (français) était né après
la première circulaire n'étaient pas concernés
(ils étaient suspectés d'avoir donné naissance
à leur enfant dans le seul but d'être régularisés),
et les mères célibataires ne pouvant se présenter
à la préfecture accompagnées du père de
l'enfant étaient également rejetées.
Aucune statistique sur le nombre et sur la proportion de demandeurs
régularisés en application de ces circulaires n'a été
publiée.
Il faudra attendre la loi « Debré » votée
en avril 1997 pour qu'une prise en compte plus large de la situation
des parents d'enfants français ouvre de meilleures perspectives
de régularisation pour cette catégorie d'étrangers.
Intervenue dans un contexte très houleux (mouvement des sans-papiers
né en 1996, vague de protestations et recul du gouvernement,
sur certaines dispositions de son projet, au mois de février 1997)
la loi adoptée le 24 avril 1997, réformant la législation
des étrangers, comporte deux volets : l'un concerne un durcissement
des procédures de contrôle des étrangers et d'expulsion
des irréguliers, l'autre un assouplissement des conditions d'accès
au séjour pour un certain nombre d'entre eux.
C'est ce volet qui nous intéresse puisque, pour la première
fois, par un article de la loi dite « Debré »,
est organisée une régularisation par voie législative
(jusqu'alors, le gouvernement avait toujours procédé par
circulaire).
Outre les parents d'enfants français (cf. ci-dessus), sont
en effet visées des catégories d'étrangers dont
la situation personnelle rend difficile leur éloignement forcé
du territoire français. Il s'agit, notamment, de conjoints de
ressortissants français, de jeunes majeurs entrés en France
avant l'âge de dix ans, d'étrangers présents en
France (de façon irrégulière) depuis plus de quinze
ans.
Il est à noter que, jusqu'en 1993, ces étrangers se voyaient
reconnaître de plein droit l'accès à une carte de
dix ans. La réforme de 1993 ayant subordonné cet accès
à des conditions restrictives (principalement, le fait d'être
entré régulièrement en France), nombre d'entre
eux s'étaient retrouvés privés de droits sans pour
autant pouvoir raisonnablement envisager de quitter le territoire français.
L'adoption de cette loi traduit par ailleurs la prise en compte des
principes posés par la Convention européenne de sauvegarde
des droits de l'homme et des libertés fondamentales dont la jurisprudence
administrative française se fait le relais depuis plusieurs années.
Reste que la loi continue à assortir l'accès au séjour
de conditions qui, même si elles sont atténuées,
empêchent que toutes les personnes a priori visées
soient régularisables. On relèvera cependant que, pour
la première fois, la régularisation est complètement
dissociée de l'activité professionnelle du postulant à
qui il n'est demandé ni de justifier avoir travaillé,
ni de fournir un contrat de travail. On est dans un registre humanitaire.
Entre le 24 juin et le 31 octobre 1997 a été
ouverte une procédure exceptionnelle d'admission au séjour
et au travail pour les étrangers en situation irrégulière,
sur la base de critères précis, portant principalement
sur les attaches familiales des postulants.
Le « réexamen de la situation de certaines catégories
d'étrangers en situation irrégulière »
décidé par le gouvernement en juin 1997 est à la
fois le résultat de la lutte menée en France, depuis un
peu plus d'un an, par les sans-papiers, et de l'arrivée inattendue
de la gauche au pouvoir à la suite de la dissolution, par le
président de la République, de l'Assemblée nationale
au mois d'avril. Ces deux éléments méritent d'être
analysés.
Le mouvement, d'une ampleur sans précédent, déclenché
au printemps 1996 avec l'occupation spectaculaire d'une église
parisienne par trois cents étrangers sans-papiers a donné
naissance à une mobilisation nationale dont l'objet n'est pas
ici de retracer le détail (voir Plein droit n° 32
et 34 de juillet et avril 1996).
Il faut cependant en retenir certaines caractéristiques.
Les sans-papiers ont sans aucun doute provoqué une prise
de conscience, dans une partie de la population, des impasses auxquelles
menaient depuis plusieurs années certains aspects de la politique
d'immigration conduite par le gouvernement. Ces impasses, régulièrement
dénoncées sans écho par
les associations spécialisées, sont soudain apparues au
grand jour et la démonstration s'est révélée
beaucoup plus efficace.
De son côté, la classe politique s'est trouvée,
elle aussi, poussée à réagir : c'est ainsi
que le gouvernement Juppé alors au pouvoir a décidé
de réformer la loi dans le but de neutraliser les revendications
des sans-papiers. Les débats parlementaires qui, dans un autre
contexte, auraient sans doute été peu nourris étant
donné le relatif consensus qui caractérise, depuis plusieurs
années, l'attitude de la droite comme de la gauche française
sur la question de l'immigration, ont été aiguillonnés
par le mouvement des sans-papiers et ses corollaires : il faut
se souvenir qu'en plein débat parlementaire, une manifestation
rassemblait plus de 50 000 personnes à Paris contre le projet
de loi Debré.
La coalition de gauche amenée au gouvernement ne pouvait, dans
ce contexte, contourner les problèmes soulevés par les
sans-papiers : c'est ainsi qu'étaient annoncées par
le nouveau premier ministre, dans sa déclaration de politique
générale, d'une part une refonte de la législation
sur les étrangers, d'autre part, pour faire face aux attentes
immédiates, une opération de réexamen de la situation
de certains étrangers en situation irrégulière.
Cette annonce était suivie par la diffusion d'une circulaire,
signée du seul ministre de l'intérieur, présentée
comme destinée à « mettre fin à la
situation intolérable ou inextricable dans laquelle se trouvent
certains étrangers présents sur le territoire ».
On retrouve donc un contexte connu : une régularisation
préalable à une modification législative, avec
l'articulation qui sous-tendait déjà l'opération
de 1981 et qui consistait à supprimer les problèmes créés
par les lois antérieures avant de mettre en place un dispositif
qui devrait éviter qu'ils se renouvellent.
De fait, le projet de réforme de la législation des étrangers
présenté par le gouvernement au mois de novembre 1997
et adopté en avril 1998 reprend pour l'essentiel toutes les catégories
d'étrangers « régularisables » par
la circulaire du 24 juin 1997, pour en faire des « régularisables »
par la future loi [3].
Qui sont ces « régularisables » ?
La circulaire du 24 juin 1997 vise principalement le règlement
de la situation de certaines familles étrangères dont
des membres sont en situation irrégulière faute de répondre
aux exigences posées par les lois antérieures sur l'entrée
et le séjour des étrangers. Sont ainsi concernés,
à certaines conditions, les conjoints de ressortissants français,
les conjoints d'étrangers en situation régulière
et de réfugiés statutaires, les enfants d'étrangers
introduits en France en dehors de la procédure légale
de regroupement familial, et les ascendants isolés d'étrangers
vivant régulièrement en France.
La circulaire prévoit aussi la possibilité de régulariser
des « étrangers sans charge de famille »,
c'est-à-dire essentiellement des célibataires, sur la
base d'une longue présence en France (au moins sept ans) et de
la preuve qu'ils y ont exercé régulièrement une
activité professionnelle.
Enfin, est prévue également la régularisation
de certains étrangers « résidant habituellement
en France, atteints d'une pathologie grave nécessitant un traitement
médical dont le défaut pourrait entraîner des conséquences
d'une exceptionnelle gravité, sous réserve [qu'ils
ne puissent] effectivement suivre un traitement approprié
dans le pays de renvoi », ainsi que d'étrangers
ne pouvant se prévaloir de la qualité de réfugié
au sens de la Convention de Genève, mais qui justifient courir
« des risques vitaux en cas de retour dans leur pays d'origine ».
Comme toutes les circulaires, celle qui organise la régularisation
mise en place le 24 juin 1997 n'a pas force contraignante. Les
préfets y sont seulement « invités »
à examiner les demandes. De même, les critères n'ont
qu'une valeur indicative. Les étrangers ne peuvent se prévaloir
du texte de la circulaire pour former des recours contentieux en cas
de refus de régularisation, les tribunaux n'étant pas
liés par son contenu.
Le ministère de l'intérieur rappelle d'ailleurs, dans
une de ses instructions complémentaires, que les notifications
de refus de régularisation doivent être fondées
non sur le fait que l'étranger ne relève pas des critères
de la circulaire, mais sur le fait qu'il ne remplit pas les conditions
d'admission au séjour prévues par la loi. Raisonnement
absurde. Bien évidemment, s'ils remplissaient ces conditions,
ils seraient en situation régulière et n'auraient donc
pas sollicité leur régularisation. L'absurdité
n'est cependant qu'apparente : il s'agit de rappeler que la régularisation
des étrangers ne relève que du fait du prince...
On a vu que l'essentiel des critères privilégie la reconnaissance
d'un droit au séjour tiré de principes fondamentaux :
respect de la vie familiale, prévention des risques pour l'intégrité
physique. Il apparaît clairement que la circulaire n'a pas pour
objectif principal, comme celle de 1981, de normaliser la situation
d'étrangers ne pouvant se prévaloir que de leur activité
professionnelle en France, puisqu'une seule disposition les concerne,
sur la base de preuves extrêmement difficiles à fournir
(comment justifier d'une activité « régulière »
lorsqu'on a été démuni de titre de séjour ?).
Ce constat est vérifié par le pourcentage très
important, parmi les dossiers rejetés, de ceux présentés
par des célibataires. Le ministre de l'intérieur avait
d'ailleurs fait savoir que la régularisation des étrangers
sans charge de famille n'était possible que sous des conditions
extrêmement strictes, et que les principaux cas de refus concerneraient
cette catégorie.
Au début du mois d'avril 1998, c'est-à-dire à
un mois du terme de l'opération de régularisation exceptionnelle,
les statistiques officielles faisaient apparaître que sur les
150 000 demandes déposées, 41 500 avaient donné
lieu à la délivrance d'une carte de séjour temporaire
et 13 000 à un récépissé en attente
de titre, tandis que 39 500 étaient rejetées. On
peut supposer qu'une importante proportion des dossiers restant à
étudier qui concernent, pour la plupart, des célibataires
fera l'objet d'un refus de régularisation.
Au total, un peu plus de la moitié des étrangers qui
ont sollicité leur régularisation devrait donc être
exclue de la procédure, soit environ 80 000 à 90 000
personnes. Si le gouvernement a été clair sur sa volonté
de voir ces « déboutés » quitter le
territoire français, il ne s'est guère montré convaincant
sur les moyens qu'il utiliserait à cette fin : le dispositif
d'« aide à la réinsertion » mis en
place par la circulaire du 19 janvier 1998 pour les inciter au
retour au pays d'origine n'en concernera sans doute qu'une infime partie [4].
Restent les renvois forcés : l'expérience prouve
qu'il s'agit d'une méthode coûteuse, tant sur le plan financier
que politique. Au-delà des excès verbaux du ministre de
l'intérieur à l'encontre des trublions irresponsables
qui l'empêchent d'expulser comme il l'entend, il faut de toutes
façons convenir que la reconduite à la frontière
de tous les déboutés de la circulaire sur
un an, il faudrait en effectuer entre 6 et 7 000 tous les mois ! ,
qu'on utilise ou non des charters, est matériellement impossible.
Qu'on le veuille ou non, la plupart resteront.
Un des effets de la circulaire du 24 juin 1997 sera donc de faire
replonger dans la clandestinité des dizaines de milliers
de sans-papiers, victimes annoncées de l'exploitation au travail
et des contrôles au faciès. Triste bilan pour ceux qui
prétendaient régler de façon consensuelle la question
de l'immigration. Mais bilan logique : il traduit le refus de ce
gouvernement, comme de ceux qui l'ont précédé,
de prendre en compte la réalité du phénomène
migratoire. Les déplacements de population ne se gèrent
pas à coups de circulaires et de lois hâtivement préparées,
fondées sur une illusoire maîtrise des flux. À s'obstiner
dans cette voie sans issue, on ne fait que favoriser la reconstitution
d'un « stock » de sans-papiers, jusqu'à la
prochaine opération de régularisation...
Notes
[1] La régularisation
des travailleurs « sans-papiers » (1981-1982),
Bulletin mensuel des statistiques du travail, numéro spécial,
août 1983.
[2] Couramment mais abusivement,
car à de rares exceptions près, il n'est jamais impossible,
pour l'administration, d'user de son pouvoir discrétionnaire
pour régulariser un étranger.
[3] Elles sont énumérées
aux articles 12 bis et 12 ter de l'ordonnance du 2 novembre
1945 version « Chevènement », qui prévoient
la délivrance d'une carte de séjour temporaire mention
« vie privée et familiale ». Pour plus de
détails sur cette question, voir dans le numéro 36-37
de Plein Droit, l'article intitulé« L'ennui des frontières »,
page 20.
[4] Même les pouvoirs
publics n'ont guère d'illusions : l'OMI n'a en effet prévu
dans son budget que 10 000 départs d'étrangers non
régularisés en 1998. Au 9 avril, 232 dossiers
de demande d'aide au retour avaient été déposés
(source DPM).
Dernière mise à jour :
15-01-2002 15:54
.
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doc/plein-droit/38/delices.html
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