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Plein Droit n° 15-16, novembre 1991
« Immigrés : le grand chantier de la “dés-intégration” »

Une très exceptionnelle régularisation

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On a trompé les déboutés du droit d'asile. Les circulaires des 23 juillet, 14 août et 25 septembre 1991 ne changent rien à leur sort. Un an et demi durant, ils auront en vain utilisé tous les moyens de persuasion possibles : malgré les promesses — il est vrai partiellement orales — du gouvernement, ils restent, dans leur immense majorité, condamnés à la clandestinité ou au retour forcé dans leurs pays d'origine.

Voir aussi l'encadré « Un tour dans les circulaires »

Au terme de sept grèves de la faim impliquant près de 200 déboutés, en avril et en mai derniers, à Bordeaux, Fameck (près de Metz), Mulhouse, Paris, Saint-Dizier, Strasbourg et Val-de-Reuil (près d'Evreux), le ministre des Affaires sociales et de l'Intégration, Jean-Louis Bianco, avait pourtant promis, le 24 mai, de revoir la situation de ceux qui « se sont insérés socialement, familialement et professionnellement et ont un emploi durable ». Quelques semaines plus tard, le gouvernement publiait une circulaire excluant, par exemple, de la régularisation les déboutés arrivés après le 1er janvier 1989, année des demandes d'asile les plus nombreuses.

Conscients de la tromperie dont ils étaient victimes à la faveur de l'été, sur la base de courageux calculs électoraux, les déboutés n'ont pas baissé les bras : Bourges, Châlons-sur-Marne, Creil, Orléans, Paris, Strasbourg ont relancé le mouvement des grèves de la faim, dont la plupart se sont soldées par l'obtention, pour les seuls jeûneurs, de quelques avantages relatifs. Mais, sur le fond, rien n'a changé : les déboutés du droit d'asile restent, en masse, exclus des bénéfices d'une mesure de régularisation présentée comme « exceptionnelle ».

Si « exceptionnelle » d'ailleurs, au regard de ses objectifs affichés, qu'elle allait entraîner, sans plus tarder, le 14 août, la publication d'un nouveau texte qui, lui, avouerait sans vergogne la signification réelle de l'opération : la circulaire « relative au programme d'aide à la réinsertion des étrangers invités à quitter le territoire », que l'administration traite en termes pudiques d'« aide à la réinsertion », comme s'il s'agissait d'un cadeau. Vingt-trois jours à peine s'écoulent d'une circulaire à l'autre, qui disent la préméditation de la part des pouvoirs publics.

Un progrès humanitaire
à reculons

Le piège se referme donc sur les déboutés, aux accents d'une musique démagogique destinée à l'opinion publique. Fermeté à l'encontre des étrangers, mais « générosité » puisqu'il s'agit de pauvres issus du tiers-monde. On les aide, comme il se doit modestement, dès lors qu'ils admettront de bon gré avoir franchi les « seuils de tolérance » en prétendant à l'asile en France, et s'en retourneront volontairement, qui en Turquie et au Kurdistan [1], qui au Sri-Lanka, en Haïti, au Togo ou au Zaïre, goûter aux charmes de leurs pays d'origine avec, en poche, 1000 F par adulte et 300 F par enfant. Les récalcitrants partiront sans ce ridicule pécule.

Tel est, à grands traits, le contenu de l'« ouverture » concédée aux déboutés.

Deux questions fondamentales restent sans réponse faute d'avoir été posées par les pouvoirs publics. Qui sont les déboutés du droit d'asile ? Et que deviendront-ils au terme de cette très exceptionnelle opération de régularisation qui s'achèvera le 30 novembre 1991 ?

Silence d'abord sur l'histoire qui les a conduits en France. Il légitime la rumeur selon laquelle tout demandeur d'asile ou presque viole aujourd'hui la Convention de Genève, protectrice des seuls politiques. Puisqu'ils viennent de pays pauvres, leur seul motif d'exil ne saurait être que la misère. Tel est du moins le postulat. Corollaire : la circulaire du 23 juillet leur offre, avec parcimonie, une simple prime à l'ancienneté.

Pour la forme, de toute évidence, surtout si l'on en juge par les pratiques observées dans les préfectures, on trouve mention de la possibilité d'attribuer, hors critères d'ancienneté et d'insertion, une carte de séjour « à titre humanitaire » à des cas « particulièrement dignes d'intérêt » ou, selon les termes maintenus de la circulaire Pandraud (5 août 1987), lorsque le débouté « établit qu'il est exposé à des risques sérieux pour sa sécurité ou sa liberté en cas de retour dans son pays d'origine ».

Dans les faits, ces précautions ont un caractère purement symbolique. Aux guichets des préfectures, les dossiers sont examinés sur le seul plan quantitatif : date d'entrée en France, durée de la procédure, temps de travail régulier. Le reste — dangers et craintes — appartient au champ des recours ultérieurs, aussi aléatoires que sous le régime de la circulaire Pandraud. A la différence notable près que les « risques sérieux », jadis situés sur le même plan que les conditions d'insertion, se trouvent désormais rejetés en annexe, mollement rappelés in extremis pour mémoire. Le progrès humanitaire marche à reculons.

La fiction d'un jugement équitable des demandeurs d'asile à l'Office français de protection des réfugiés et apatrides et devant la Commission des recours dispense, en pratique, l'administration de revenir sur le passé des déboutés, même si 75 % d'entre eux n'ont jamais pu obtenir un entretien dans les services de l'OFPRA. La récente expérience d'Orléans prouve le caractère surréaliste de cette position : là, les trente-huit grévistes de l'été, originaires de Turquie et de Guinée-Bissau, ont arraché le droit d'être entendus par une commission ad hoc de la préfecture. Leurs explications circonstanciées ont permis à vingt-cinq (plus des deux tiers) d'entre eux d'obtenir d'emblée leur régularisation ; les arguments des autres font actuellement l'objet d'une vérification, qui pourrait aboutir à de nouvelles décisions positives.

La loi du silence

Aurait-on peur que la liberté d'expression des déboutés — et, en amont, celle des demandeurs d'asile — invalide l'ensemble des pratiques actuelles de la procédure française de détermination du statut de réfugié ? De ce point de vue, la circulaire du 8 octobre 1991 du ministère de l'Intérieur, interdit l'espoir d'une amélioration. Ce texte, immédiatement exécutoire et curieusement intitulé « Amélioration du traitement des demandes d'asile à la frontière », définit les modes de fonctionnement de l'OFPRA sur les aéroports de Paris et aux postes-frontières. L'audition des demandeurs y sera « systématique ».

A Roissy, le bureau de l'Office « est situé en zone internationale » où, par définition, l'application du droit est la plus facultative. « Aux frontières terrestres et maritimes, ainsi que dans les aéroports de province, les demandes d'asile sont examinées par l'OFPRA par le biais d'un échange de correspondances télécopiées ». Cette circulaire ne cache pas qu'elle s'insère dans l'ensemble « des décisions prises par le gouvernement, lors du comité interministériel du 9 juillet 1991, sur la maîtrise de l'immigration ». « Amélioration » y rime donc avec « non admission» avec moins de garanties juridiques que jamais, même si le Haut Commissariat pour les réfugiés (HCR) « peut » intervenir. Il devra faire preuve de célérité car il est prévu que le délai d'intervention de l'OFPRA n'excèdera pas deux jours ouvrables, au mieux.

Qu'il s'agisse des déboutés fabriqués à la chaîne tout au long de ces dernières années ou des demandeurs d'asile présents et futurs, toute réforme se traduit ainsi par l'instauration de restrictions quantitatives aveugles sans rapport avec les causes — de nature essentiellement qualitative — qui expliquent en grande partie l'inflation du nombre de candidats au statut de réfugié.

De même que la circulaire du 23 juillet 1991 évite de redonner la parole à des déboutés qui, pour l'essentiel, ne l'ont jamais eue, de même la récente circulaire du 8 octobre interdit aux nouveaux demandeurs d'asile toute chance d'explication en profondeur de leur cas. Seul changement prévisible pour les années à venir : au lieu de débouter en aval, c'est-à-dire en France, ceux qu'elle écartait jusqu'alors du statut au terme d'une procédure superficielle, la machine les déboutera en amont, hors du territoire national, avant la mise en œuvre de la moindre véritable procédure. Dans les deux cas de figure, la loi du silence s'impose comme règle d'or du respect officiel du droit d'asile.

Cette vieille surdité institutionnelle, en voie de rajeunissement, a permis, sous sa forme ancienne, de fabriquer, au cours des dernières années, les 100 000 acteurs directs ou indirects des grèves de la faim des derniers mois. Ceux-là sont entrés en France avant le 1er janvier 1990. Ils ont cumulé tous les inconvénients : pour eux, la procédure fut non seulement injuste mais longue, parfois interminable. Ils attendaient depuis des mois, voire des années, que l'on se prononçât sur leur demande d'asile, et tout à coup, au début de 1990, sur injonction du gouvernement de l'époque, l'OFPRA a vidé ses « stocks » à la « vitesse TGV ». Naturellement, neuf fois sur dix, le verdict fut négatif [2]. Pour la plupart insérés dans la société française, ils se retrouvent alors soudainement sans titres de séjour ni de travail et priés de quitter la France sous trente jours.

D'où la revendication du Réseau d'information et de solidarité [3] d'une régularisation exceptionnelle en leur faveur : « Réparer un dol administratif », comme l'expliquait l'Abbé Pierre en mai dernier, quand il rejoignit les grévistes de la faim de Saint-Joseph-des-Nations à Paris. Dans une lettre qu'il adressait alors au gouvernement, il demandait : « Que soit décidé que ceux qui avaient reçu leur récépissé avant le 1er janvier 1990 — donc ayant vécu dans l'espérance 15 mois et, pour le plus grand nombre, il s'agit non de mois mais d'années — se voient attribuer, parce que sont pris en considération le tort qu'ils subiraient, qu'ils ont subi, et la cruauté qu'aurait leur rejet, alors que leur intégration s'est largement effectuée, permis de résidence et de travail » [4].

Des dizaines
de chausse-trappes

La circulaire du 23 juillet 1991 ignore ces appels. Tous ses critères d'admissibilité et d'admission relèvent d'une intention d'exclusion. A commencer par le choix de la date ultime d'entrée en France — 1er janvier 1989 — qui ne tient compte (ou qui en tient trop compte) ni des effets du changement de mode de travail de l'OFPRA, intervenu un an plus tard, ni du fait que 48 % des déboutés concernés, arrivés en 1989, sont donc, sans autre de forme de procès, éliminés [5].

A cette barrière révélatrice de la volonté réelle des auteurs du texte, s'ajoutent d'autres pièges. Ainsi, pour 65 % des déboutés, la procédure d'examen de leur demande d'asile a duré de cinq à vingt-quatre mois : on exige cependant des « isolés » (sans enfants, 71,5 % dans ce cas) une procédure minimale de trente-six mois. De même, du fait de ce délai d'attente à l'OFPRA et devant la Commission des recours, la plupart ont bénéficié d'une autorisation de travail de deux années au maximum : il leur faut néanmoins apporter la preuve d'emplois « réguliers » d'au moins vingt-quatre mois, comme si les opportunités professionnelles tombaient du ciel.
Par ailleurs, pour prétendre aux conditions allégées de régularisation, ces exilés, majoritairement entrés en France depuis 1987 — soit depuis quatre ans au mieux — doivent malgré tout avoir des enfants « scolarisés », les plus jeunes n'étant pas considérés comme des signes d'insertion. Quand on sait les difficultés croissantes rencontrées par les familles étrangères pour inscrire leurs enfants à l'école...

Les chausse-trappes de la circulaire se comptent par dizaines. A celles qui guettent les déboutés pour prétendre à la régularisation, s'ajoutent celles qui déterminent leur admission. La première nie leur passé de demandeurs d'asile par l'exigence humiliante, voire dangereuse pour eux, d'un passeport. Elle les contraint à reconnaître à nouveau l'autorité de l'Etat qu'ils ont fui et à accepter sa protection. En majorité arrivés sans papiers, ils doivent, en effet, demander à leur ambassade qu'elle leur délivre le précieux document. Cette démarche est d'autant plus inévitable que, sur la nécessité d'un passeport, une bonne partie des préfectures ont enchéri en imposant un « passeport en cours de validité ».

La deuxième condition d'admission prévoit la production d'un contrat de travail à plein temps (mi-temps pour les seules « familles monoparentales ») à durée indéterminée ou à durée d'au moins un an. Mesure kafkaïenne encore et d'une duplicité raffinée : l'administration fait mine de sélectionner ainsi les anciens demandeurs d'asile qui montrent les meilleures aptitudes à l'insertion dans le marché du travail. Mais elle garde benoîtement le silence sur le fait que cette « ouverture » s'adresse à des individus qui ont été précipités par ses soins dans la clandestinité, puisque tous ou presque se sont vu retirer leur titre de travail dès lors que la Commission des recours s'était prononcée négativement à leur encontre. Interdits d'emploi, ils doivent néanmoins dénicher un patron qui s'engage, sur leur seule bonne mine, à les embaucher pour une année au moins. Au moment de la signature du contrat, agrémenté d'une taxe de 4 500  pour les smicards, rien n'autorise, en effet, l'employeur à utiliser, ne serait-ce qu'à l'essai, son futur salarié. Les officines de marchands de contrats bidons ont, de la sorte, grâce aux pouvoirs publics, de beaux jours de prospérité devant elles, au moment même où le gouvernement se flatte de lutter opiniâtrement contre les exploiteurs de main-d'oeuvre au noir.

La circulaire du 23 juillet est donc, en elle-même et dans sa mise en œuvre, un piège à déboutés. Sous prétexte de concession à leur combativité, elle tente de les attirer dans un leurre. Tout y est, en réalité, prévu pour les renvoyer à la clandestinité dont ils veulent sortir. Combien seront en fin de compte régularisés ? Sans doute moins de 10 000, soit une part inférieure à 10 %. L'administration ne manquera pas de profiter de ce score pour accuser les associations d'avoir sciemment gonflé leurs évaluations en avançant le chiffre de 100 000, oubliant que la rapide désillusion des déboutés a dissuadé nombre d'entre eux d'aller se faire enregistrer pour rien aux guichets des préfectures.

Vers des charters électoraux ?

A quoi peut bien servir une opération aussi contradictoire ? A l'évidence, on aurait pu en faire l'économie, la vieille circulaire Pandraud suffisant amplement à mener à bien une régularisation aussi exceptionnelle. A moins qu'il ne s'agisse, au fond, de tout autre chose : par exemple, d'une simple actualisation de fichiers, utile aux amateurs de charters électoraux. Les automobilistes ont appris, en septembre dernier, que le permis de conduire à points verrait le jour avec six mois de retard, en juillet au lieu de janvier 1992 : le dispositif informatique prévu pour cette opération recueille aujourd'hui les informations demandées aux déboutés lors de leur passage en préfecture ; adresses personnelles et professionnelles y sont soigneusement répertoriées, comme celles de victimes peut-être déjà désignées pour des retours spectaculaires, potentiellement fertiles en bulletins de vote dans les années qui viennent.

Les pouvoirs publics savent que les déboutés ne partiront pas tous, loin s'en faut. Mais la flatteuse annonce de statistiques d'expulsions en hausse ou la retransmission télévisée de l'envol d'une poignée d'avions pleins de quelques centaines d'entre eux pourraient séduire bientôt les électeurs qui manquent. D'autant que, faute de précisions sur ces passagers, ils y verront de banals étrangers en situation irrégulière. Quant aux dangers et aux menaces dans les pays d'origine, les caméras ne les filmeront pas. Ni vus ni connus.

Que ces hypothèses se vérifient ou pas, l'immense majorité restera en France. Pour des raisons bien compréhensibles, les Kurdes feront l'impossible pour éviter leur retour en Turquie ; les Zaïrois leur retour au Zaïre ; les Haïtiens en Haïti ; les Sri-Lankais chez eux, comme tant d'autres issus de pays incertains ou en crise. Chacun le sait, à commencer par les responsables politiques qui agissent, de ce fait, exactement comme s'ils souhaitaient conserver un volume de main-d'oeuvre en situation d'irrégularité, propice aux secteurs économiques les plus fragiles, alors que leur était offerte une occasion rêvée d'assainir une partie de la situation sur des bases humanitaires admissibles par tous.

Mais il leur faut — question de mode et de look, sans doute — sacrifier néanmoins aux rites des droits de l'homme. La circulaire du 14 août 1991 révèle, de ce point de vue, outre les intentions cachées de la circulaire du 23 juillet, d'extraordinaires qualités imaginatives. Ce texte au titre prometteur — « Programme d'aide à la réinsertion des étrangers invités à quitter le territoire » — fait comme si des foules de clandestins (déboutés en tête, puisqu'il leur revient le mérite d'avoir stimulé son élaboration) allaient se bousculer aux portes de l'Office des migrations internationales (OMI) pour empocher la misérable prime au départ de 1000 F. Deux mois et demi après sa publication, trois ou quatre dizaines à peine de candidats ont confirmé leur volontariat. C'est tout dire.

Rien n'aura été négligé pour asseoir la bonne notoriété du programme. Attachés humanitaires dans les ambassades de France (vite disparus de la liste annoncée des bons samaritains, cautions de l'opération), organisations humanitaires et organisations non gouvernementales (ONG) de développement auront été invités à la fête : les uns pour recruter et persuader les « cibles » ; d'autres pour concourir aux voyages ; certains enfin pour garantir à quel point un tel retour d'immigrés dans le tiers-monde ne manquerait pas d'apporter un second souffle au développement. Il faudra identifier un jour ceux qui, dans l'ombre, auront cédé aux chants des sirènes et conjugué droits de l'homme avec reconduites à la frontière.

Comme un bruit
d'« asile intérieur »

En attendant, le Centre de recherche et d'information pour le développement (CRID), collectif de trente-deux ONG, a exprimé, le 23 septembre, sa « plus grande réserve face à un dispositif qui vise à concrétiser très rapidement un nombre important de projets de réinsertion ». Il note que « l'opération d'aide au retour vise surtout des demandeurs d'asile déboutés invités à quitter le territoire. Or, compte tenu du caractère sommaire des procédures qui ont présidé à l'examen de leurs dossiers, on peut estimer que nombre de ces déboutés auraient dû bénéficier du statut de réfugiés politiques. Ceux-là craignent pour leur liberté, voire leur vie en cas de retour dans leur pays d'origine », précise le CRID dans ce communiqué qui met, par ailleurs, en doute le « caractère réellement volontaire de leur décision de quitter la France ».

Tout avait pourtant été essayé pour promouvoir l'honorabilité du projet de « retour aidé ». Les pouvoirs publics ont tenté de mettre en avant l'enthousiasme de certains Etats à cette perspective. Sénégal, Mali ou Haïti auraient, dès septembre, souscrit de bon coeur à des accords bilatéraux en ce sens. Manque de chance, le ministre des Affaires étrangères de Bamako devait, le jour même cette annonce, démentir son consentement et affirmer sa volonté de ne voir aucun débouté rentrer au pays dans ces conditions ; avant le coup d'Etat militaire du 30 septembre, le régime démocratique haïtien devait également exprimer ses plus extrêmes réserves.

D'intéressantes révélations sur une conception française futuriste du droit à l'asile ont été esquissées à l'occasion de cette recherche de parrains humanitaires destinée à rendre le projet présentable. Notamment l'idée selon laquelle on pourrait imaginer l'installation des populations menacées dans une autre région de leur propre pays — par exemple des Kurdes en Turquie mais hors du Kurdistan turc — de façon à éviter leur éparpillement sur la planète, tout particulièrement dans l'Hexagone. Cette théorie, qui ne dit pas encore son nom, rappelle celle de l' « exil intérieur », susceptible, si l'on n'y prend garde, de multiplier les camps à travers le monde sous le couvert d'une politique du « chacun chez soi» qui interdit aux pauvres, même victimes de persécutions, d'en appeler à une solidarité effective et de prétendre à la libre circulation des personnes.
Les « grands pays des droits de l'homme» ne sont décidément plus ce qu'ils prétendent être.

Une concertation
en forme de piège

Quoiqu'il en soit, les clauses de sauvegarde insérées dans les deux circulaires, qui ménagent une petite et ultime chance d'évaluation des risques en cas de retour, montrent à quel point les autorités françaises doutent elles-mêmes de la validité des jugements censés garantir que les déboutés ne sont pas de légitimes réfugiés interdits de statut. Pourquoi, dans ces conditions, tromper les déboutés quand il reste possible d'imaginer une solution raisonnable à la crise ? De toute évidence, convenablement informée sur leur histoire et sur leur véritable identité, l'opinion publique peut admettre le bien-fondé de leur volonté de rester en France, tant pour s'y protéger de l'oppression que parce qu'ils y sont insérés de longue date sur les plans familial et professionnel [6].
Dans un message intitulé « Une colère qui est aussi la nôtre » , rendu public le 3 mai, Mgr Pierre Joatton, au nom de la Conférence épiscopale des évêques, avait demandé « aux responsables politiques d'entendre le désespoir » des déboutés. « Engendrer des exclus, précisait-il, nous semble déshumanisant pour tous, pour les déboutés eux-mêmes et également pour la société qui les rejette ».
La pression des grèves de la faim, puis, le 25 mai, la plus massive des manifestations d'étrangers en France depuis de nombreuses années (au moins 10 000 personnes dans la rue, à Paris, de Strasbourg-Saint-Denis à La Madeleine), ont incité, à ce moment, le gouvernement à ouvrir une concertation avec, notamment, les associations du Réseau d'information et de solidarité. Après des déclarations de principe d'ouverture — « Le ministre des Affaires sociales souhaite ardemment que des solutions apportent aux grévistes de la faim les raisons de mettre un terme à leur mouvement et aux souffrances qu'il entraîne » — , tout n'a cessé de régresser comme s'il s'agissait, dès l'origine, de briser simplement la détermination des déboutés.

Non seulement les circulaires n'ont rien changé à leur avenir, mais même les anciens grévistes tardent encore à bénéficier des engagements de Jean-Louis Bianco ; une grande partie d'entre eux restent, en octobre, dans l'attente, sous la menace d'injonctions à quitter le territoire et interdits d'emplois.
Et, comme s'il s'agissait de bien souligner le caractère négligeable des mesures de régularisation exceptionnelle, aucun moratoire n'a jamais pu être obtenu des pouvoirs publics, protégeant l'ensemble des déboutés de toute mesure d'éloignement pendant les quatre mois d'application de la circulaire du 23 juillet qui, faute d'avoir été signée par les ministres compétents et d'avoir été publiée au Journal officiel, n'a pas l'autorité juridique nécessaire à sa reconnaissance par les tribunaux.

Reste aux déboutés à espérer dans la détermination et l'influence du Comité de suivi exigé par les associations et composé d'André Jeanson, de Jacques Monestier, de l'Abbé Pierre et du Pasteur Jacques Stewart [7]. En acceptant d'y participer, les deux derniers ont indiqué, le 6 juillet, leur volonté de garantir « la bonne application des mesures exceptionnelles, dérogatoires et humanitaires » prises en faveur des déboutés et de veiller à l' « élaboration de propositions pour l'amélioration des conditions du droit d'asile en France ».
L'ultime espoir des déboutés repose désormais largement sur les épaules de ces quatre sages.



Notes


[1] A l'occasion de la campagne pour les élections législatives organisées en octobre 1991 en Turquie, l'un des thèmes principaux de l'opposition a porté sur la « transparence » des commissariats et des prisons. Ce qui en dit long sur la légitimité, pourtant souvent contestée, des demandeurs d'asile originaires de Turquie.

[2] Plein Droit, n° 10, mai 1990.

[3] Le Réseau d'information et de solidarité regroupe les associations suivantes : Accueil et Promotion, CAIF, CIEMI, Cimade, CLAP, FASTI, GISTI, GREC, MRAP, Service national de la Pastorale des migrants. D'autres associations les ont rejointes dans la campagne nationale en faveur des déboutés lancée dès le premier semestre 1990 : Aide aux demandeurs d'asile d'Afrique centrale (ADAAC), Aide aux demandeurs d'asile d'Afrique de l'Ouest (ADAAO), Aide et soutien aux Haïtiens de France (AISOHAF), Collectif des femmes immigrées, Comité de travail des Turcs et Kurdes en France, Groupe Cap Vert-Guinée Bissau.

[4] Lettre de l'Abbé Pierre au Premier ministre, au ministre des Affaires sociales et de l'Intégration, au ministre de l'Intérieur, au secrétaire d'Etat à l'Intégration et au secrétaire d'Etat à l'Action humanitaire, 20 mai 1991.

[5] Les chiffres relatifs à la situation des déboutés sont tirés de « Demandeurs d'asile déboutés », Réseau d'information et de solidarité, avril 1991, 20 F.

[6] Voir le sondage IPSOS sur l'image des réfugiés politiques, réalisé en France à la demande de la Fondation Amir Jahanchahi, en mai et août 1991 (le Monde, 21 septembre 1991).

[7] Comité de suivi des déboutés, BP 39 007, 75 327 Paris Cedex 07.

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Dernière mise à jour : 19-12-2000 20:17.
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