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Plein Droit
n° 15-16, novembre 1991
« Immigrés :
le grand chantier de la dés-intégration »
L'Abbé Pierre : « Réparer
le tort
fait aux déboutés »
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La proximité de l'Abbaye Notre-Dame-de-Fontenelle,
où il réside, avec Val-de-Reuil, en Seine maritime, qui
a connu une grève de la faim au printemps dernier, n'explique
évidemment pas à elle seule l'engagement de l'Abbé
Pierre aux côtés des déboutés. Actuellement
membre du Comité de suivi institué par la circulaire du
23 juillet, ce « brancardier des pauvres »,
pour reprendre la définition qu'il donne de lui-même dans
cet entretien, avait rejoint, les 20 et 21 mai, les grévistes
de Paris, à Saint-Joseph-des-Nations, avant d'intervenir, au
cours de l'été, en faveur de ceux de Grenoble, d'Orléans
et de Bourges.
Voir aussi l'encadré « Les
déboutés du droit d'asile »
Abbé Pierre.- A l'égard des déboutés du
droit d'asile, la France a commis une faute. Elle a laissé espérer
à environ 100 000 d'entre eux qu'ils obtiendraient ce pour
quoi ils étaient venus, le statut de réfugiés.
Ils avaient un permis provisoire de séjour et de travail qui
les a incités à s'enraciner ici. Il faut que les Français
comprennent la particularité de cette situation. Elle n'a rien
à voir avec le problème général de l'accueil
des étrangers.
Nous avons fait du mal par négligence.
J'ai essayé d'expliquer cela, en mai dernier, au premier
ministre, Mme Edith Cresson. Je lui écrivais qu'elle devait
contribuer à réparer ce tort fait aux déboutés
en les laissant si longtemps dans l'espérance. Les déraciner
tout à coup, c'est cruel. Si on leur avait dit « non »
dans les trois mois après leur arrivée, la difficulté
n'aurait pas été de même nature. Nous sommes en
état de culpabilité à l'égard des déboutés.
Plein Droit.- Concrètement, quelle pourrait être la
solution, selon vous ?
A. P.- Avant que je vienne jeûner avec les grévistes de
la faim, à Saint-Joseph, au mois de mai, j'avais demandé
deux choses au gouvernement.
D'abord, que tous ceux qui ont un titre de séjour depuis dix-huit
mois au moins reçoivent un titre de séjour définitif,
puisqu'on leur a laissé croire qu'ils allaient rester. Ensuite,
que toute réponse négative ouvre la possibilité
d'un tête-à-tête avec quelqu'un. C'est quand même
révélateur d'un état de société qu'il
faille demander la possibilité de parler, comme s'il s'agissait
d'un privilège.
Je me souviens d'un Kurde, à Grenoble. Il avait ouvert sa chemise
et me montrait ses cicatrices. « Et ça, disait-il,
comment voulez-vous que je le mette dans un dossier ? ».
P.D.- Aujourd'hui, les déboutés n'ont pratiquement
aucune chance d'être entendus comme vous le désiriez. Les
risques qu'ils encourent si on les renvoie dans leur pays semblent ne
pas compter ?
A.P.- On s'est mis dans l'impossibilité de traiter convenablement
cette question. J'ai dit à Jean-Louis Bianco, le ministre des
Affaires sociales : « Vous nous parlez de la protection
des déboutés renvoyés dans leur pays grâce
aux attachés humanitaires. Mais vous imaginez quelle quantité
de personnels qualifiés suppose votre projet ? ».
Il ne s'agit pas de mettre là le premier bureaucrate venu.
Ici, en France, c'est la même chose. Par qui ces déboutés
vont-ils être entendus pour évaluer les dangers quand on
décidera de les renvoyer ? Nous sommes dans l'impasse. On
s'est mis en position d'être inhumains.
P.D.- Comment expliquer cette impasse ?
A.P.- En démocratie, les pouvoirs publics doivent, c'est certain,
tenir compte de l'état de l'opinion. Ils ont également
le devoir de l'informer pour la faire évoluer, quand elle se
trompe, chaque fois qu'elle se trouve à côté de
la réalité. Or, actuellement, l'opinion n'est pas prête
à comprendre, et les pouvoirs publics ne veulent pas se risquer
à éclairer sa lanterne.
On donne la victoire à Le Pen sans qu'il ait besoin de combattre.
P.D.- En tant que membre du Comité de suivi, comment envisagez-vous
votre rôle ?
A.P.- J'ai dit à Bianco récemment que, dans ce contexte,
il y avait des valeurs essentielles en jeu, pour nous, les membres du
Comité de suivi, et pour lui aussi. Je me suis interrogé,
à cette occasion, pour savoir si le compromis proposé
pour les déboutés était acceptable. J'ai ajouté :
« Dites-vous bien que nous nous demandons à quel moment
nous devrons éventuellement constater que ce n'est pas la peine ».
Et j'ai conclu : « Nous n'accepterons pas d'être
les brancardiers du pouvoir. Nous sommes là pour être les
brancardiers des pauvres ». Mais il est clair que, dans le
jeu auquel on nous invite, nous servons en partie à faire avaler
la pilule.
Nous sommes, je crois, quelques uns, dans le Comité de suivi,
à rester dans l'espoir d'obtenir une solution bonne pour un certain
nombre de cas.
P.D.- Qu'est-ce qui vous conduit à participer à cette
bataille après tant d'autres ?
A.P.- Tout au long de ma vie, les batailles ont été, d'une
certaine façon des réactions immédiates à
des détresses proches. Ce n'est pas le fruit d'une réflexion
sur l'état du monde. Après, bien sûr, à la
fin d'une vie comme la mienne, on s'aperçoit que ces actions
improvisées répondent à une logique et qu'elles
ont donné naissance à quelque chose de construit, par
exemple à l'institution Emmaüs à travers le monde.
Les déboutés font partie des personnes considérées
comme « en trop ». Plus peut-être que la faim
et la soif, la misère absolue, c'est ce sentiment d'être
de trop. J'ai toujours dit aux désespérés :
« Tu es nécessaire ». Et cette affirmation
se situe au delà de la bienfaisance.
P.D.- Vous êtes optimiste ? Ecoeuré ?
A.P.- Je ne suis pas optimiste. Ecoeuré non plus. Simplement
parce que, dans ma vie, je ne me suis jamais fait beaucoup d'illusions.
Les grands problèmes humains subsistent indéfiniment.
Mais chaque acte en faveur de la justice a une valeur absolue, indépendamment
de son efficacité objective.
La vie, c'est comme une carrière de marbre. On y va persuadé
d'y trouver des pierres merveilleuses. On n'y voit que des débris
inutilisables. C'est pourtant là que s'élaborent les palais
et les cathédrales.
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Dernière mise à jour :
10-12-2000 15:13.
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