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IDÉES
Lettre ouverte
à Lionel Jospin
10 juillet 1997
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Act Up-Paris, Droits devant !, Centre d'études
et d'initiatives de solidarité internationale (CEDETIM),
Fédération des associations de solidarité avec
les travailleurs immigrés (FASTI), Groupe d'information et
de soutien des immigrés (GISTI), Syndicat de la magistrature
(SM).
Tout bien réfléchi,
la liberté de circulation
Contribution à un débat
empêché
Le premier ministre, Lionel Jospin, n'a pas
même accusé réception de la lettre ouverte que nos
six organisations Act Up Paris, CEDETIM, Droits devant,
FASTI, GISTI, Syndicat de la magistrature lui ont envoyée
le 10 juillet 1997. Le gouvernement a cependant suggéré
ici et là que nous étions des ultra-libéraux, des
ultra-gauchistes, des ultra-rêveurs. Tout et l'inverse de
tout. Juste pour tenter d'éviter que notre lettre ne favorise
la tenue d'un véritable débat sur la politique des
flux migratoires.
Or, à ce débat public, nous y tenons. Simplement pour
éviter que se poursuive une politique de fermeture des frontières
même améliorée et humanisée
qui n'a cessé d'échouer depuis 1974. De toute
évidence, faute de réflexion, nous courons à un
nouvel échec. Comment MM. Jospin et Chevènement ne
voient-ils pas l'impasse dans laquelle ils nous engagent ?
Les voilà tout à la fois qui, d'une part, mettent
en oeuvre une circulaire de régularisation destinée à
remédier il est vrai très partiellement
à la clandestinisation de dizaines de milliers de sans-papiers
fabriqués par les réglementations précédentes
et qui, d'autre part, proposent au Parlement une loi qui s'inscrit,
de leur aveu même, dans la continuité de ces lois qui ont
multiplié les sans-papiers.
La lettre ouverte à Lionel Jospin que nous mettons ici à
votre disposition est notre contribution à un débat indispensable
mais empêché par la quasi-totalité du monde politique.
Nous ne vous demandons pas d'adhérer à nos propositions.
Nous vous demandons d'en prendre connaissance et d'y réfléchir.
Nous souhaitons que vous vous en serviez pour multiplier des discussions
autour de vous. Nous espérons que les organisations politiques,
syndicales, humanitaires s'en emparent comme d'un instrument
de débat. C'est à ce prix que nous pourrons sortir
de l'automatisme stérile de la fermeture des frontières.
La défense de la liberté de circulation, de l'ouverture
des frontières, de l'égalité des droits ne
correspond pas du tout à un choix en faveur de l'ultra-libéralisme.
Mais elle prend acte des conséquences humaines détestables
induites par le triomphe progressif de l'ultra-libéralisme
dans le monde. Peut-on, par exemple, abandonner le tiers-monde aux lois
du marché et fermer les frontières au nez de ceux qui
fuient l'injustice et la misère ? M. Chevènement
a-t-il réfléchi une minute avant de dire que « les
problèmes qui se posent au Sud doivent trouver leur solution
non pas au Nord, mais au Sud » ? C'est une pure imbécillité
dans la mesure où une bonne partie des problèmes du Sud
sont aggravés voire créés et entretenus par le
Nord.
Contrairement aux ultra-libéraux, nous voulons que les étrangers
qui sont poussés à venir chez nous par les dégâts
provoqués par le libéralisme, et qu'aucune loi n'empêchera
d'entrer sur le territoire, aient des droits, notamment au séjour
et au travail, pour qu'ils ne restent pas les parias d'une société
qui sait parfaitement exploiter la clandestinité à laquelle
elle les contraint. Et qui sait aussi profiter de cette situation pour
précariser du même coup les nationaux en mettant les uns
et les autres en concurrence sur le marché du travail.
Voilà le centre du débat que le gouvernement et la majorité
du monde politique tentent d'empêcher. Comme s'ils avaient
intérêt à multiplier en France et en Europe le nombre
des clandestins.
Lettre ouverte à Lionel Jospin
à propos
de la future loi sur l'immigration
et de son élaboration
Paris, le 10 juillet 1997
Monsieur le Premier Ministre,
dans votre discours à l'Assemblée nationale, le 21 juin,
vous avez annoncé que votre gouvernement allait définir
« une politique d'immigration ferme et digne »
et vous avez expliqué que « l'immigration irrégulière
et le travail clandestin (...) seront combattus sans défaillance ».
De son côté, le ministre de l'intérieur, Jean-Pierre
Chevènement, a estimé que les objectifs d'intégration
républicaine et de codéveloppement avec les pays d'origine
des immigrés « commandent la maîtrise des flux
migratoires » (le Monde, 26 juin).
Comme vous le savez, nos organisations s'intéressent à
divers titres et depuis longtemps à la situation des étrangers
et des immigrés en France, ainsi qu'à la politique de
l'immigration. Elles constatent que, loin de permettre l'intégration,
toutes les politiques qui, depuis vingt-cinq ans, ont cherché à
réaliser la fermeture des frontières y compris en
ménageant des issues en faveur des réfugiés, des
membres de familles et de certains travailleurs ont, les unes après
les autres, contribué à l'échec de l'insertion
des étrangers, des Français d'origine étrangère
et même de certains Français d'ascendance ancienne. Qu'on
le veuille ou non, la fermeture des frontières accrédite
nécessairement dans l'opinion l'idée que la présence
d'étrangers et d'individus d'apparence étrangère
est anormale. Elle laisse également penser que la France doit se
protéger des flux migratoires, qui sont donc logiquement vécus
comme une menace.
Pour une amélioration rapide de la loi suivie d'un débat
national dans la perspective d'une révision radicale de la
politique des migrations et de l'accueil des étrangers
C'est pourquoi l'objectif de maîtrise des flux migratoires
que s'est à son tour assigné votre gouvernement nous
inquiète, de même que nous inquiète la méthode
qui semble devoir présider à l'élaboration de
la future loi relative à l'immigration, à savoir une
réflexion d'environ un mois organisée par la mission
interministérielle dirigée par Patrick Weil.
S'il est vrai qu'il y a urgence à améliorer de nombreuses
dispositions de la législation actuelle pour que les étrangers
actuellement victimes des textes en vigueur sortent rapidement des impasses
dans lesquelles ils sont enfermés, il y a aussi nécessité
d'une refonte radicale de la politique menée par la France.
Le gouvernement pourrait donc procéder en deux étapes, à
condition que l'urgence ne serve pas de prétexte à escamoter
la refonte qui requiert du temps. Cette refonte implique, selon nous,
le remplacement du principe de la fermeture des frontières par
celui de la liberté de circulation. Compte tenu de l'attitude
défensive d'une forte partie de l'opinion après
vingt-cinq ans d'imprégnation par le fantasme de l'invasion,
ce renversement des perspectives implique l'organisation d'un
débat national destiné à remettre les croyances en
phase avec la réalité.
Dans l'immédiat, la réforme préparée avec
le concours de Patrick Weil doit veiller à respecter un certain
nombre d'exigences qui préfigureront la véritable réforme
à venir. Nous pouvons vous indiquer ici, à titre d'exemples,
quelles sont ces exigences.
Égalité de traitement
Le respect de l'état de droit interdit toute discrimination
entre Français et étrangers. Il n'y a donc pas de raisons
de priver du droit de travailler ceux qui séjournent régulièrement
en France, ni de leur opposer l'ordre public en toute occasion pour
la délivrance et le renouvellement des titres de séjour.
Cette notion, et à condition qu'elle relève de la seule
« nécessité impérieuse », doit
voir son champ d'application limité aux expulsions. Sur le
plan judiciaire, il est également indispensable de supprimer le
caractère délictuel de l'infraction au séjour,
et toute possibilité de peines complémentaires à
l'encontre des étrangers.
De même, le principe d'égalité implique que, comme
avant 1993, on renonce à la condition de la régularité
du séjour pour l'accès à la protection sociale.
Respect de la vie privée
A partir du moment où on reconnaît qu'un étranger
a vocation à s'établir en France en raison de ses attaches
personnelles ou familiales, on doit renoncer à lui opposer l'entrée
et le séjour irréguliers, ainsi que l'ordre public.
Avec plus ou moins de difficultés, le respect de la vie familiale
s'impose lentement en faveur des étrangers. La suppression
des conditions de ressources et de logement pour les regroupements familiaux
marquerait un progrès décisif en ce domaine. Mais il faut
aller au delà : au concept de respect de la vie familiale,
il faut substituer celui de respect de la vie privée, d'ailleurs
inscrit dans l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde
des droits de l'homme. Il assure aux célibataires, aux concubins
et aux futurs partenaires du « contrat d'union sociale »
étrangers des droits qui leur sont actuellement niés.
Dans le même esprit, il faut revenir sur les dispositions répressives
récentes qui frappent les familles polygames installées
de longue date en France. Il ne s'agit pas de légitimer la
polygamie, mais de cesser de surpénaliser des femmes et des enfants
qui en sont les victimes.
Par ailleurs, on ne peut concevoir que ceux qui hébergent ou viennent
en aide à des étrangers en situation irrégulière
continuent à être poursuivis (sur le fondement de l'article
21 de l'ordonnance).
Liberté de circulation
Ce principe doit fonder toute politique des flux migratoires. Nous serons
donc amenés à y revenir ci-après. Dans l'immédiat,
il requiert la suppression des visas de long séjour, dans la mesure
où ils imposent, dès le pays d'origine, une procédure
d'examen de l'admission au séjour qui sera entièrement
reprise après l'arrivée en France. Le gouvernement a
le pouvoir de renoncer à cette inutile formalité. Il est
plus difficile, compte tenu de nos engagements internationaux, de supprimer
dans l'immédiat les visas de court séjour. A tout le
moins, les pouvoirs publics doivent modifier les régles de leur
délivrance, motiver les refus et prévoir des moyens de recours
efficaces pour les intéressés.
___________________________
Si le gouvernement se contentait de cette réforme limitée
de la réglementation après de brèves consultations
de spécialistes pendant l'été, il passerait à
côté de l'essentiel qui est de repenser de fond en comble
et aussi publiquement que possible la question des flux migratoires. Car
cette méthode conduira inévitablement à une solution
fondée sur le principe de la fermeture dans la mesure où
l'avant-projet de loi s'élaborera sans la moindre implication
de la société civile. Or, depuis maintenant un quart de
siècle, les différents gouvernements qui se sont succédé
en France ont fait de la fermeture des frontières une sorte de
« pensée unique ». Même « humanisée »,
cette fermeture est, de notre point de vue, inadaptée.
Ouvrir un débat de fond dans la société est pour
nous une nécessité et une exigence. Il faut examiner enfin
la question du volume réel des flux migratoires, de ses causes,
de ses effets et des moyens qui permettraient à la France et à
l'Europe de vivre en bonne intelligence avec les immigrés présents
et à venir. Du coup, l'opinion cessera de considérer
a priori les flux migratoires comme un danger. La question de l'immigration
est en grande partie devenue un problème parce que pouvoirs publics
et partis politiques l'ont trop longtemps considérée
comme un sujet tabou. Sans faire preuve du moindre angélisme, nous
pensons qu'il est tout à fait possible d'imaginer d'autres
solutions que la répression. Mais cela suppose que votre gouvernement
prenne le temps de créer les conditions d'un débat ouvert
avant de légiférer, ce qui aurait aussi le mérite
de démontrer l'absurdité des thèses du Front
national en la matière.
Nous nous souvenons que Jean-Pierre Chevènement avait su, quand
il était ministre de la recherche au début des années
80, organiser des assises nationales de la recherche qui avaient permis
de rénover les idées et les structures dans ce domaine.
C'est à l'usage d'une méthode comparable que
nous vous invitons.
Contre la fermeture des frontières
Les solutions alternatives ne supprimeront pas les flux migratoires. Il
est même possible qu'elles provoquent une augmentation de ceux
qui viendront s'installer chez nous pour une période de courte
durée ou pour plus longtemps. Mais la fermeture des frontières
produit-elle un meilleur résultat ? Il est permis d'en
douter.
La fermeture des frontières présente certes l'avantage
de réduire les flux dans les statistiques officielles qui recensent
les seules arrivées d'étrangers autorisés à
s'installer. Que deviennent les épouses et les enfants auxquels
on interdit pendant de longues années de venir rejoindre leurs
maris et leurs pères, tandis qu'on empêche par ailleurs
ces derniers de quitter la France plus de trois ans s'ils veulent
conserver le droit d'y résider en situation régulière ?
Que deviennent nombre des victimes de persécutions qui se voient
opposer un refus de visa ou un rejet de leur demande de protection ?
Que deviennent encore des étudiants auxquels on refuse le droit
de poursuivre des études en France alors que cette formation est
souvent indispensable à leur avenir et à celui de leur pays ?
Personne n'est tout à fait dupe : une bonne partie de
ces étrangers viennent et restent clandestinement. Le mouvement
des sans-papiers a amplement prouvé l'impuissance relative
de la fermeture des frontières, ainsi que les dégâts
humains et économiques qu'elle induit.
Il faut analyser les résultats statistiques de la fermeture des
frontières. Selon les chiffres les plus récents publiés
en décembre 1996 par la direction des populations et des migrations
du ministère des affaires sociales, l'application des lois
Pasqua a provoqué un effondrement du nombre des installations régulières.
Elles sont passées de 135.000 en 1992 à 68.000 en 1995.
Faut-il s'en féliciter ? Car ceux qui n'ont pu venir
sont les membres des familles d'étrangers en situation régulière
(14.360 admis en 1995 contre 32.000 en 1993) et les demandeurs d'asile
(20.500 en 1995 contre 27.500 en 1993). Quant aux étudiants, leur
effectif a chuté de 20% entre 1994 et 1995, notamment le nombre
de ceux qui viennent d'Afrique, au point que les Japonais acceptés
dans les universités françaises sont désormais plus
nombreux que les Algériens. Ce qui est, vous l'admettrez, inquiétant
pour les pays que l'histoire et la coopération lient à
la France.
Que conclure de ces évolutions quantitatives ? La répression
sur les admissions au séjour affecte principalement les étrangers
dont le droit international (Convention de Genève sur les réfugiés
et Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme,
notamment) et le bon sens légitiment l'installation. La loi
Pasqua elle-même n'entendait pas pénaliser les membres
de familles. Et pourtant.... Comment pourrait-il en être autrement,
puisque la répression a surtout prise sur ceux qui entendent respecter
la légalité ? Une bonne partie des sans-papiers témoignent
de cette réalité, qu'ils soient conjoints d'étrangers
en situation régulière ou demandeurs d'asile déboutés.
Au-delà de ces aberrations produites par toute loi de fermeture,
il y a la situation d'ensemble du monde. Tout ou presque y circule
de plus en plus librement. La déréglementation des marchés
produits et capitaux interdit d'assurer la répartition
équitable des richesses qui pourrait à terme limiter les
déplacements de populations à la recherche de mieux être.
Malgré tout, les flux migratoires en direction de l'Europe
restent étonnamment modérés. La stabilité
du nombre des étrangers résidant en France 3.700.000
en 1982 et 3.600.000 en 1990, selon des recensements de l'INSEE
en témoigne. Patrick Weil, que vous avez chargé de concevoir
la prochaine loi, le constatait aussi en 1995 : « L'invasion,
la pression massive et soudaine de flux importants ne se sont produits,
dans l'histoire du XXe siècle en Europe, qu'au cours ou
à la suite de guerres civiles ou internationales », écrivait-il.
Après des années d'aveuglement, il faut que les Français
prennent enfin conscience de cette réalité. Il est de la
responsabilité des pouvoirs publics de leur permettre de comprendre
qu'aucune fermeture des frontières ne réduira à
néant les flux migratoires. Il est de leur devoir de rappeler qu'aucune
invasion ne pointe à l'horizon. Il est de leur compétence
d'élaborer une réglementation qui place les migrants
dans les meilleures conditions possibles pour qu'ils réussissent
leur projet personnel, pour qu'ils s'intègrent au mieux
dans la société française tout au long de leur séjour,
pour qu'ils puissent entretenir des relations étroites avec
leur pays d'origine.
C'est à ce prix que les migrations deviendront un facteur positif
de codéveloppement et que l'on sortira de la logique d'une
répression qui met d'autant plus à mal les libertés
publiques et individuelles qu'elle ne cesse de montrer son impuissance
à fermer des frontières qui resteront perméables.
C'est à ce prix aussi que les Français cesseront d'être
désorientés. D'un côté, on leur affirme
la « maîtrise » des flux migratoires ;
de l'autre, ils cohabitent avec des étrangers censés
ne pas être là et qui y sont pourtant bel et bien, dans les
plus mauvaises conditions. C'est le Front national qui profite de
cette situation.
Pour une politique d'ouverture
Avant même que la mission de Patrick Weil ne commence à travailler,
le ministre de l'intérieur a fixé l'objectif du
gouvernement : la « maîtrise des flux migratoires ».
Vous l'aurez compris, nous ne pensons pas que l'impératif
de « maîtrise » constitue le meilleur mot d'ordre
possible dans les circonstances actuelles, tant il induit un comportement
autoritaire. A sa place, nous préférons le principe d'une
ouverture qui vise à faciliter la « régulation »
des flux migratoires.
Pour les étudiants étrangers, le ministre de l'intérieur
a d'ailleurs lui-même esquissé une solution de cette
nature en imaginant la possibilité d'une incitation au retour
dans le cadre de la coopération. De façon plus générale,
l'expérience montre qu'il pourrait y avoir une autorégulation
d'une partie des flux migratoires si les conditions d'entrée
et de séjour étaient moins rigoureuses. Sans doute, un plus
grand nombre d'arrivants apparaîtrait-il dans les statistiques.
Cette hausse prévisible du nombre des entrées ne provoquera
d'hostilité que si le débat que nous préconisons
n'a pas lieu. Car on s'apercevra, d'une part, qu'aucune
fermeture n'empêche les arrivées de ceux qui doivent
ou veulent absolument venir, et que, d'autre part, une proportion
conséquente des migrants ne reste indéfiniment en France
et en Europe que parce qu'il est trop difficile d'y revenir quand
on en est parti. Or, ces entraves à la liberté de circulation,
inhérentes à la fermeture des frontières, condamnent
des étrangers à se fixer là où ils ne voudraient
souvent que passer.
Beaucoup aspirent à un séjour de quelques années
dans le but de constituer un capital d'argent ou de compétences
avant de les faire fructifier dans leur pays. Par la suite, ils éprouvent
le besoin d'effectuer des allers et des retours sans se sédentariser
loin de chez eux. Une politique qui faciliterait cette fluidité
ne contraindrait pas à des regroupements familiaux non souhaités
par les intéressés. Combien de retraités, d'étrangers
bénéficiaires de pensions doivent, pour leur part, demeurer
ici s'ils veulent bénéficier de leur dû à
taux plein ? Et, tandis que des malades atteints de pathologies graves
sont abusivement éloignés ou acculés à la
clandestinité alors qu'ils ont besoin de séjours de
longue durée en France, combien d'autres étrangers de
santé fragile, qui se satisferaient de visites régulières
pour soins dans nos hôpitaux, sont en revanche contraints de demeurer
en France pour s'y faire soigner à cause de la difficulté
d'obtenir des visas ou une protection sociale satisfaisante là
où ils vivent ?
Il paraît paradoxal d'affirmer que, pour régler nombre
des difficultés liées au séjour des étrangers
en France, il faille faciliter l'accès des étrangers
au territoire. C'est pourtant bien le cas. L'imposition des visas
de court séjour, progressivement délivrés au compte-gouttes
aux ressortissants des pays de l'hémisphère sud, institutionnalise
l'arbitraire. Non seulement elle hypothèque gravement l'exercice
du droit d'asile, des droits de la famille, du droit de visite, mais
elle incite aussi, par découragement, beaucoup de candidats à
des séjours réguliers de courte durée soit à
venir, de guerre lasse, sans y être autorisés, soit à
se sédentariser en France. Nous vous invitons à remettre
en cause la politique des visas de court séjour.
Ces observations ne prétendent ni épuiser le sujet ni se
substituer au travail du législateur. Elles montrent simplement
que, pour bâtir enfin une réglementation opératoire
et adaptée aux nécessités, il faut raisonner autrement
en se fondant sur le principe de la liberté de circulation. En
faisant comme si elle pouvait décider de son propre chef l'abolition
des mouvements migratoires dans un contexte économique, social,
culturel et politique qui les favorise, la fermeture des frontières
neutralise tous les facteurs qui contribueraient spontanément à
l'autorégulation des flux.
Mais il est vrai que la recevabilité de ces solutions dans l'opinion
ne va pas immédiatement de soi après vingt-cinq ans de pédagogie
fondée sur la fermeture et la répression. D'où,
nous y revenons, la nécessité du débat national que
nous demandons avec insistance. Au-delà, la récente intégration
des questions d'immigration dans le « pilier »
communautaire du Traité d'Union, adoptée lors du Conseil
d'Amsterdam, offre à la France l'opportunité d'engager
la discussion sur ce point avec ses partenaires européens.
Pour une véritable régularisation
des sans-papiers
Il existe une autre nécessité : apurer les conséquences
du passé. L'existence de sans-papiers est à la fois
la plus manifeste et la plus dramatique de ces conséquences. A
l'aide de la circulaire du 24 juin 1997, votre gouvernement s'est
engagé dans une opération partielle de régularisation.
Les conditions définies par ce texte condamnent une majorité
de sans-papiers à demeurer dans la clandestinité.
Pour salutaire que soit cette initiative pour ceux qui en bénéficieront,
il s'agit d'une demi-mesure. On peut donc prévoir qu'elle
n'éteindra pas le mouvement de protestations et de revendications
des sans-papiers. Nous vous demandons d'aller beaucoup plus loin et
de faire en sorte que tous les sans-papiers puissent être régularisés.
La circulaire du 24 juin nous paraît montrer à quel point
la France a besoin d'un débat de fond pour se donner une chance
d'échapper au réflexe répressif et punitif. A
titre d'exemple, il nous paraît ainsi très symptomatique
qu'elle prévoie de maintenir sciemment en situation irrégulière
pendant un an après leur mariage les conjoints étrangers
de Français et certains conjoints étrangers de réfugiés
statutaires, et pendant six ans (un an de mariage et cinq ans de séjour)
les conjoints étrangers d'étrangers en situation régulière
avant qu'ils puissent être régularisés. Cette
disposition parmi d'autres mérite qu'on y réfléchisse.
Elle prend acte du fait qu'il existe sur le territoire des étrangers
appelés à y vivre durablement et qui n'en repartiront
donc pas. Ils seront donc à terme mis en possession d'un titre
de séjour. Il n'empêche qu'ils doivent subir l'épreuve
de la clandestinité avant d'obtenir des droits.
Pourquoi en sommes-nous là ? Parce qu'aucun travail d'explication
publique n'a été tenté depuis des années.
De ce fait, votre gouvernement, comme ceux qui l'ont précédé,
vit dans la hantise des réactions d'hostilité de l'opinion
à l'encontre de toute politique réaliste. Il s'engage
donc par prudence dans une opération de régularisation partielle
qui ne résout qu'une partie du problème des sans-papiers.
Cette demi-solution ne satisfera évidemment pas ceux que révolte
la présence d'étrangers en France. Elle leur paraît
abusive. Et, faute d'explications claires sur la situation, elle maintient
dans l'incertitude et dans le doute, quand elle ne contribue pas à
la faire basculer dans l'hostilité, la partie de l'opinion
qui pourrait comprendre l'intérêt d'une large régularisation
si on lui en donnait les raisons.
C'est cette crainte de la transparence et de l'explication publique
qui explique sans doute qu'aucun moratoire à l'exécution
des mesures d'éloignement n'accompagne la régularisation
en cours, qu'aucune disposition ne facilite concrètement le
relèvement des interdictions du territoire, qu'aucune mesure
de grâce, qu'aucune loi d'amnistie ne placent les étrangers
régularisables dans les meilleures conditions possibles pour accéder
à la délivrance d'un titre de séjour.
Sur tous ces points, nous vous demandons de décider rapidement
de mesures correctives faute desquelles la régularisation n'atteindra
pas les objectifs d'apaisement et d'assainissement auxquels vous
semblez soucieux de parvenir. C'est dans l'intérêt
même de la réussite de cette initiative.
___________________________
Qu'il s'agisse de la régularisation des sans-papiers
ou de l'élaboration de l'avant-projet de loi relatif
à l'entrée et au séjour des étrangers,
nos organisations vous invitent avec insistance à sortir des
sentiers battus parce qu'ils ont amplement montré, depuis
des années, qu'ils conduisent à des impasses. Impasses
pour les étrangers, impasses pour la France, impasses pour les
libertés publiques. Faute d'être adaptée à
la réalité du monde et aux besoins parfois vitaux de certains
étrangers, la fermeture des frontières favorise l'arbitraire,
l'injustice et la répression. La « maîtrise »
des flux migratoires ne peut plus être un quasi-synonyme de leur
interdiction. Elle doit surtout compter sur leur autorégulation
qui peut être facilitée grâce à l'adoption
d'une politique respectueuse de la liberté de circulation.
Cette orientation nouvelle impose à votre gouvernement de ne
pas limiter la réforme de la réglementation en vigueur
à un toilettage technique, fut-il d'ampleur. Il s'agit
d'un acte politique fort. La société française
doit en comprendre les tenants et les aboutissants. Il est donc indispensable
qu'elle soit pleinement associée à sa conception et
à son élaboration.
Vous soulignez souvent la nécessité, pour votre gouvernement,
d'inscrire son action dans la durée plutôt que dans
l'urgence. Sauf pour les aspects urgents de la réforme de
la réglementation en vigueur, il n'y a pas de raisons de
penser que la refonte de la politique migratoire puisse faire exception
à cette règle. Après vingt-cinq ans de croyance
entretenue dans les vertus supposées de la fermeture des frontières
malgré ses échecs et son inadaptation, l'opinion a
besoin d'informations, d'explications et donc de temps pour
confronter ses certitudes à une réalité qui ne
lui a pas été clairement exposée depuis très
longtemps.
Dans ce contexte, la mission interministérielle conduite par
Patrick Weil n'épuisera pas le sujet. Il ne faut pas craindre
que l'organisation d'un débat national favorise les réflexes
xénophobes et conforte l'assise de l'extrême droite.
C'est le silence, le non-dit, l'obscurité qui ont entraîné
un grand nombre de Français à l'inquiétude
et à la peur.
N'interprétez pas cet appel de nos organisations comme un
signe d'« angélisme ». C'est leur
expérience et leur connaissance qui fondent leur démarche
commune auprès de vous en faveur d'une politique entièrement
renouvelée et en faveur d'une méthode de travail soucieuse
d'emprunter les voies de la concertation, de la discussion et du
débat démocratiques.
Nous vous prions, Monsieur le Premier Ministre, de recevoir l'expression
de notre haute considération.
Copies à :
Madame Martine Aubry, ministre de l'emploi et de la solidarité
Monsieur Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur
Madame Adeline Hazan, chargée de mission auprès du ministre
de l'emploi et de la solidarité
Monsieur Patrick Weil, chargé d'une mission interministérielle
Monsieur Sami Naïr, conseiller technique auprès du ministre
de l'intérieur
Monsieur Jean-Michel Galabert, président de section honoraire
au Conseil d'état.
Voir aussi :
Dernière mise à jour :
30-04-2002 13:12
.
Cette page : https://www.gisti.org/
doc/actions/1997/jospin.html
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